Les nations sous-développées ne sont pas encore sorties de leur purgatoire ; la « décolonisation » ne leur a pas apporté la rédemption attendue. Infatigable Cassandre, M. René Dumont les avertit : si vous ne vous amendez pas, aucune aide extérieure ne vous permettra de vous évader de votre univers famélique.
Qu’adviendrait-il cependant si des facteurs internes, des particularités tenant à leur nature, condamnaient irrémédiablement les peuples déshérités à la stagnation, si les réprouvés économiques étaient placés devant le dilemme : ou bien renoncer à leur originalité, ou bien abandonner tout espoir de jamais s’aligner sur les « nantis » ?
La question se pose tout spécialement pour les pays qui se réclament d’un même Dieu, Allah, d’un même prophète, Mahomet, d’un même livre, le Coran. Est-ce l’idéologie religieuse qui, par ses contraintes, a provoqué les retards économiques constatés dans les pays islamiques ?
Renan naguère avait été brutal : « Le dogme musulman a eu des conséquences abrutissantes. » L’opinion moyenne avait trouvé un interprète en la personne d’un magistrat qui se piquait d’orientalisme : « L’attitude fataliste musulmane… a enrayé l’esprit d’initiative, paralysé l’activité matérielle, plongé le pays dans la léthargie. » En interdisant l’aléa et le prêt à intérêt, éléments moteurs du capitalisme, le Coran aurait d’emblée placé les croyants en état d’infériorité par rapport à leurs concurrents israélites ou chrétiens.
D’authentiques musulmans se sont inscrits en faux contre ces affirmations. Ceux que l’on a appelés les modernistes déclarent qu’une bonne lecture du Coran démontre qu’il ne s’oppose nullement à l’initiative individuelle et ne peut en rien entraver le développement industriel et commercial d’une nation.
Or voici qu’une voix s’élève pour affirmer que ces discussions sont hors de propos car elles s’appuient sur un postulat inadmissible : c’est une erreur de croire que le Coran ait condamné ou prescrit aux fidèles un système ou un mode de production particuliers ; aucune « vocation économique » qui serait propre à l’Islam n’y est prévue (1). Le monde islamique est spécifique ; c’est à tort qu’on l’a présenté comme exceptionnel. La religion musulmane s’est imposée aux esprits avec une énergie incontestable, mais, comme toutes les autres religions, elle a obéi aux règles générales de l’histoire, c’est-à-dire que, dans le domaine économique, elle a eu par elle-même peu d’influence sur les orientations ou sur les structures fondamentales.
Ecrit par un homme qui s’est appliqué à arracher les masques et à dénoncer les mystifications, Islam et capitalisme (2) sera remarqué aussi bien par ce qu’il conteste et fustige que par ce qu’il apporte. Rédigé dans un style vigoureux, le livre prend par moments une allure polémique : ni les « pseudo-savants » ni les faiseurs de « mauvais livres » n’y sont ménagés.
Quels titres justifient ces réprimandes et ce ton irrité dans un ouvrage qui se veut — et qui est — de science ?
Les amis de M. Maxime Rodinson rappellent qu’autodidacte il s’est d’abord imposé à lui-même la rigueur dans l’information et dans le raisonnement qu’il exige des commentateurs ; ses lecteurs prennent rapidement conscience de sa double qualité d’orientaliste et de marxiste. Orientaliste puisqu’il a longtemps séjourné au Moyen-Orient et enseigné l’éthiopien et le sud-arabique anciens à l’Ecole des hautes études ; marxiste puisque, ayant quitté le « parti lors des remous post-staliniens, il n’en considère pas moins comme solidement établies les grandes thèses socio-historiques dégagées par Marx et affirme ouvertement sa foi dans un socialisme épuré.
Pour M. Rodinson, donc, les facteurs idéologiques ne sont ni premiers ni déterminants. L’Islam, certes, a exercé une très forte emprise sur les esprits, mais, dans la pratique, les prescriptions canoniques en ont été progressivement adaptées à l’état des sociétés. Les conditions sociales ont stimulé l’expansion de l’Islam et lui ont fourni des thèmes idéologiques. Des situations concrètes ont suscité des interprétations variables selon les époques ; les mêmes textes ont été utilisés pour justifier des comportements différents. Il est même advenu que des motifs économiques aient emprunté des masques idéologiques pour susciter des ruptures ou des schismes.
Le Coran demande que soit observée la justice sociale ; il n’a pas évité l’oppression des pauvres ou des déshérités par les puissants et les riches.
Dans le même Coran, il est fait appel à des raisons supra-rationnelles ; il est parlé de prédestination et de soumission à la volonté divine. Des notions semblables se retrouvent à la base d’autres religions. Pas plus dans les nations musulmanes qu’ailleurs elles n’ont empêché l’apparition de diverses formes de capitalisme. Dès le Moyen Age et malgré les interdits canoniques – ambigus au surplus — sur l’aléa et le prêt à intérêt, un capitalisme marchand et financier s’était constitué en pays d’Islam. On savait y faire fructifier l’argent.
Des retards par rapport aux nations occidentales ont été ensuite observés. Contrairement à ce qu’on pourrait déduire des célèbres thèses de Max Weber, la religion musulmane n’en porte pas — pas seule en tout cas — la responsabilité ; des retards semblables ont été constatés dans des Etats non islamiques — la Chine pour n’en citer qu’un seul, — et les colonisateurs européens qui les dénoncent y ont eu leur part : ce sont eux qui, à leur profit, ont imposé des servitudes et ont en conséquence freiné le mouvement qui s’amorçait dans différents pays.
Historique, Islam et capitalisme se veut également prophétique et didactique. Moraliste aussi quand il condamne le « démon de l’argent ». Et il en vient au rigoureux syllogisme en vue duquel, sans aucun doute, il a été rédigé.
M. Rodinson prévoit que, pour parfaire leur indépendance, les nations du « tiers monde » seront amenées à s’industrialiser. Or la confiscation par les capitalistes, et à leur profit, du généreux courant libéral humanitaire confirme qu’entre le socialisme et le capitalisme il n’y a désormais plus de troisième voie. Les Pays musulmans passeront donc inévitablement par une période de luttes des classes. Jamais les riches ou les puissants n’accepteront de renoncer volontairement à leurs privilèges ; seule la violence permettra d’assurer, par des institutions, la justice sociale.
Cette lutte ne pourra pas être menée au nom de l’Islam. Facteur complémentaire et efficace lors de la bataille pour la libération nationale, la religion musulmane ne peut plus l’être dans une épreuve de force pour le changement des structures politiques, économiques et sociales à l’intérieur du pays. D’une part, en effet, l’Islam a consacré la propriété privée ; il est lié historiquement, dans les esprits, à la société traditionnelle pour qui cette propriété était un droit intangible ; d’autre part les possesseurs de ces biens ont l’habileté de se présenter comme des parangons de dévotion. Parler de « socialisme islamique » ou de « socialisme arabe », c’est commettre un contresens historique et c’est sacraliser l’état actuel de la société.
Comme les aspirations à la justice sociale iront en se renforçant, l’Islam risque d’être emporté dans la tourmente. Il le sera, écrit Rodinson, s’il ne se trouve pas des fidèles pour dénoncer les interprétations réactionnaires qui en sont faites, pour dégager des valeurs applicables aux couches du monde moderne qui réclament l’abolition des privilèges sociaux, pour « désacraliser » l’économie prétendument islamique. Et aussi pour renoncer à l’intolérance envers leurs compatriotes détachés de la croyance en Allah et contraints aujourd’hui à l’hypocrisie sociale.
M. Rodinson écrit qu’il y a mille espèces de marxistes. Les interprètes des textes canoniques de l’Islam se répartissent en des variétés plus nombreuses encore. Il était fort utile que lui, marxiste de la mille et unième espèce, apporte sa voix à ce concert — même discordant. Reste à savoir comment l’appel à l’« aggiornamento » de l’Islam qui termine un livre corrosif sur l’un des grands débats de l’époque sera accueilli par les premiers intéressés, par les fidèles d’une religion sans clergé ni concile.
R. G.
(1) Autour de ce concept de « vocation économique de l’Islam », M. J. Austruy a publié des livres ou études où il a développé des Idées dont M. Rodinson entend apporter la réfutation.
(2) Islam et capitalisme, de Maxime Rodinson, Editions du Seuil, Paris, 1966.