«A perte de mère », l'esclavage à bras-le-corps
Par Laure Murat Professeure à l'Université de Californie (UCLA)
Devenu un classique aux États-Unis après sa sortie en 2007, le livre de Saidiya Hartman est un voyage initiatique sur les traces de ses ancêtres arrachés à leur terre. Un tour de force qui montre combien l'usage de la littérature en histoire permet de combler les béances de l'archive de l'esclavage.
A perte de mère. Sur les routes atlantiques de l'esclavage (éd. Brook) de Saidiya Hartman, aujourd'hui professeure à l'université de Columbia à New York, relate à la première personne un voyage de plusieurs mois au Ghana, sur les routes de l'esclavage. C'est un récit introspectif sur une identité broyée autant qu'une méditation sur les rapports de la mémoire, du présent et du passé, les ravages de l'histoire et ses échos interminables, portée par une force poétique admirablement rendue par la traduction de Maboula Soumahoro. C'est une histoire de la violence, née de la colère et du désarroi, transcendés par une critique politique de la domination d'une finesse inédite. C'est un livre que l'on reçoit comme un coup-de-poing, et dont on comprend qu'il soit devenu ce classique enseigné partout aux Etats-Unis depuis sa sortie, en 2007, sous le titre Lose Your Mother. A Journey Along the Atlantic Slave Route.
«Fabulation critique»
Il paraît enfin en France, grâce à l'énergie d'une jeune maison, Brook, qui a choisi de généraliser l'écriture inclusive dans ses publications, sain principe mais peut-être pas au point de l'imposer jusque dans les citations du XVIIIe siècle Soulignons plutôt l'excellente idée de l'éditrice d'adjoindre enfin de volume «Vénus en deux actes», article paru en 2008, où Hartman théorise sous le terme de «fabulation critique» ce qu'elle met en oeuvre dans À perte de mère : le recours à la littérature pour combler les béances de l'archive de l'esclavage. Ou comment dire la violence sans se couler dans la grammaire du pouvoir. Inventer une langue pour restituer un corps, une épaisseur, une vie, à l'esclave systématiquement déshumanisée ou éradiquée par l'enregistrement brutal et comptable des documents. A perte de mère c'est cela aussi : la preuve subtile et féconde du recours à la littérature en histoire, de l'art comme méthode et pratique pour rendre compte autrement, et au plus juste, de la réalité humaine.
Le livre s'ouvre sur une remarque qui va infuser toutes les pages qui suivent : l'histoire trouée de Saidiya Hartman, descendante d'esclaves, fait d'elle, où qu'elle aille, une «obruni», une «étrangère», au Ghana, dans cette «Afrotopia» phantasmée, aussi bien qu'aux Etats-Unis, pays où il faut constamment rappeler que les vies noires comptent. Il s'achève sur la «chanson d'une tribu égarée», la diaspora, «sa» chanson. Entre ces deux constats d'errance, la chercheuse poursuit son voyage initiatique, à la rencontre de ce passé que l'esclavage a comme aboli et rendu à la fois «inconnu et impossible à énoncer», en arrachant ses ancêtres à leur terre, en les forçant à l'oubli, à «perdre leur mère», en dispersant une lignée dont les traces sont à jamais perdues. Sa quête, elle la mène et l'incarne à partir du présent, miné par ce désastre originel, animé par une révolte saine, toujours argumentée, et traversé par autant de dialogues que de constantes remises en question. «Concernant le passé, que choisissons-nous de garder en mémoire et que souhaitons-nous oublier ? Mon arrière-arrière-grand-mère pensait-elle que le fait d'oublier pouvait faire place à la promesse d'une nouvelle vie ? [ ]. Les paroles qu'elle refusait de partager étaient-elles ce dont je devais me souvenir ? [ ]. Si mon héritage n'était composé que de ruines et la seule certitude celle de l'impossibilité de retrouver la trace des personnes réduites en esclavage, mon histoire était-elle l'équivalent d'un deuil? J'étais décidé à remplir les trous de cette narration historique [ ], mais comment écrire l'histoire d'une rencontre avec le vide ?» Question terrible, que le livre n'épuise pas mais reprend sous différents jours, d'Accra, la capitale, à Gwolu, en passant par le fort d'Elmina, devenu au XVIIe siècle l'un des grands centres de la traite des esclaves. Née en 1961, Saidiya Hartman n'a pas vécu l'enthousiasme soulevé par la décolonisation et les révolutions promettant les lendemains qui chantent. Son époque est celle de la désillusion: «J'avais ardemment désiré un pays dans lequel mon héritage équivaudrait à davantage que de la dépossession.» Lui reste à affronter les fantômes, sous l'oeil dédaigneux ou goguenard des locaux : «Encore une Américaine qui se lamente sur ce qui s'est passé il y a si longtemps.» Ces deux citations disent bien la gravité du propos et la lucidité sans concession de l'autrice, qui n'élude rien de la participation des Africains et des Arabes à la traite, pas plus qu'elle n'essaie de dissimuler ses découragements ou passer sous silence les critiques parfois sévères que lui adresse son entourage.
Un «chez-soi» introuvable
Le sentiment de non-appartenance, d'une impossible communauté, le désir d'un «chez-soi» introuvable et d'un présent qui ne serait pas «enchaîné à une longue histoire de défaites» innervent un récit toujours soucieux d'exactitude et d'approfondissement face à l'horreur de l'esclavage. A cet égard, le chapitre intitulé «Esclaveries à l'infini», sur le fort de Cape Coast, dont le sol recouvre les cadavres d'hommes et de femmes qui ont subi des sévices innommables et macéré dans leurs déjections, est un modèle de mise en perspective du passé et du présent. Il achève aussi de nous convaincre que, pour reprendre les mots de Michel Foucault, «le racisme, c'est la répartition sociale de la mort». L'histoire de l'esclavage est une histoire insoutenable. Saidiya Hartman ne fait la morale à personne. Elle s'interroge sur notre société et elle décrit l'horreur du passé, comme l'histoire de cette jeune fille, atteinte d'une maladie vénérienne, suspendue nue au mât d'un bateau négrier et victime du sadisme insatiable du capitaine, jusqu'à ce que mort s'ensuive. On ressort de ce récit hébété, malgré l'effort de Saidiya Hartman à trouver par l'imagination - sous la forme d'une hypothèse poétique - une once de consolation. Face à l'impossible oubli et aux douleurs avivées de la mémoire, elle n'offre pas de réconfort. Elle offre mieux, à travers un livre envoûtant, essai oblique, inclassable, et d'une poignante intelligence sur la barbarie humaine et les possibilités de trouver, malgré le fatum de l'histoire, sa propre place dans le monde. ?