Les déchets du numérique, un fléau pour la ville canadienne de Rouyn- Noranda
La fonderie Horne, du géant minier Glencore, se veut le plus grand centre de recyclage de composants électroniques d’Amérique du Nord. Ses rejets de mercure, d’arsenic, de cadmium, de chrome et de plomb ont provoqué un des plus grands scandales écologiques de l’histoire du Québec.
Celia Izoard - 10 février 2025 à 16h22
Rouyn-Noranda (Canada) – En haut de la colline, en pleine ville, la fonderie Horne est un enchevêtrement de cuves et de tuyaux, un genre d’usine-dragon qui grince et crache des fumées jaunes, blanches, noires. Dans ses fours à 1 200 °C sont brûlés du minerai de cuivre et près de 100 000 tonnes de déchets électroniques par an. À la tête du « plus grand centre de recyclage de composants électroniques d’Amérique du Nord », le géant minier anglo-suisse Glencore se veut « au cœur de l’économie circulaire ».
Devant les grilles de l’usine de Rouyn-Noranda, où travaillent 500 personnes, on trouve même un point de dépôt de matériel électronique pour les riverain·es – une benne bleue pour les ordinateurs, une verte pour les écrans – surmonté d’une pancarte toute neuve : « Le cuivre à l’infini ».
Si les Nations unies alertent depuis des années sur un « tsunami » de déchets électroniques, celui-ci s’amplifie depuis l’entrée en scène de ChatGPT et le déploiement de l’intelligence artificielle (IA). Le traitement instantané des requêtes repose sur l’activité de centres de données de plus en plus grands, abritant des milliers de serveurs bourrés de cartes électroniques. L’annonce par Donald Trump d’un investissement de 500 milliards de dollars dans l’IA pourrait encore doper la croissance effrénée du secteur.
Chez les géants du cloud comme Amazon ou Google, « les serveurs des data centers [ou centres de données – ndlr] sont remplacés en moyenne tous les deux ou trois ans », explique à Mediapart Anne-Cécile Orgerie, chercheuse à l’Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires du CNRS. Une étude parue dans Nature en octobre estime que le déploiement des IA génératives pourrait produire 5 millions de tonnes de déchets d’ici à 2030, sans compter les équipements et les batteries destinés au refroidissement des centres de données. Les chercheurs constatent que « l’IA générative est un secteur très intensif en matériaux » qui va émettre « des quantités considérables de substances toxiques ».
Où finissent tous ces déchets électroniques ? Pour peu qu’ils soient recyclés (dans seulement 20 % des cas), ils pourraient atterrir dans ces wagons dont le voyage s’achève, dans un grincement de ferraille strident, devant la fonderie Horne. Au terme d’une succession de procédés métallurgiques, Glencore y récupère du cuivre, de l’or, de l’argent, du platine et du palladium, c’est-à-dire principalement les métaux dont les cours sont les plus élevés. Le reste part en fumée, en poussière ou dans les boues que l’usine déverse en continu dans deux lacs voisins, transformés en bassins de résidus.
Trop d’arsenic dans l’air
« On apprend ça en cours de physique : rien ne se crée, tout se transforme, explique Rodrigue Turgeon, avocat au sein de l’ONG Mining Watch Canada. Si ce qui sort de la fonderie est du cuivre pur à 99,1 %, alors les impuretés se retrouvent bien quelque part. » En 2021, la fonderie canadienne a rejeté dans l’air 100 kilos de mercure, 800 kilos de cadmium, 36,5 tonnes d’arsenic (aussi dues à la présence d’arsenic dans les concentrés de cuivre traités par l’usine), 6 400 tonnes de chrome, 54 tonnes de plomb. Un palmarès des poisons les plus redoutables. S’y ajoutent une vingtaine d’autres polluants, dont les terres rares, pour lesquelles il n’existe aucune norme sanitaire.
C’est le problème pointé dans un rapport récent par l’association française SystExt, créée par des ingénieures et ingénieurs miniers : la plupart des métaux du numérique ne sont pas recyclables en l’état. Dans ce secteur, la miniaturisation et la puissance de calcul croissante ont nécessité un éventail toujours plus large d’alliages métalliques.
« Dans les années 1980, les cartes électroniques (appelées également “circuits imprimés”) contenaient “seulement”12 éléments », analyse SystExt, contre
« plus de 60 aujourd’hui ». Une grande partie d’entre eux sont toxiques. Par exemple l’arsenic, ce poison à l’origine de cancers et de maladies neurologiques.
Utilisé à l’échelle nanométrique, il est « l’une des briques fondamentales de tous les appareils contenant des semi-conducteurs comme les microprocesseurs, les dispositifs mémoire, les applications réseaux », explique l’Association européenne de fabricants de composants électroniques (EECA). J’étais sans cesse en contact avec les cadres de la santé publique. Jamais ils ne m’ont alertée. »
Nicole Desgagnés, cofondatrice du Comité pour l’arrêt des émissions toxiques
À Rouyn-Noranda, dans le quartier Notre-Dame, voisin de la fonderie, la concentration d’arsenic dans l’air est 15 fois supérieure au seuil maximal québécois. Elle est de quatre fois ce seuil pour le cadmium, lui aussi cancérigène et mutagène. L’automne dernier, avec d’autres habitantes, Jennifer Ricard Turcotte, trentenaire, mère de deux adolescents, est restée plusieurs heures allongée sous les wagons qui approvisionnent la fonderie pour dénoncer une nouvelle fois le « permis de polluer » de Glencore : un « certificat d’assainissement » délivré par le gouvernement du Québec, qui lui permet de dépasser les normes légales.
Il y a un peu plus de deux ans, des révélations autour des émissions toxiques de la fonderie Horne ont déclenché l’un des plus grands scandales écologiques de l’histoire du Québec. Attablée au pub La Perdrix, dans cette ville de 43 000 habitant·es fondée par des chercheurs d’or il y a un siècle, Nicole Desgagnés promène son regard bleu limpide en direction des cheminées de l’usine. « Ça a pété en 2022, quand on a su que la direction de la santé cachait des choses depuis très longtemps », raconte cette infirmière à la retraite, cofondatrice du Comité pour l’arrêt des émissions toxiques (Aret) en 2019.
En 2022, deux journalistes de Radio Canada révèlent l’existence d’un rap p ort tenu confidentiel, rédigé en 2004 par les ministères de l’environnement et de la santé du Québec. Les autorités constatent que les concentrations moyennes d’arsenic dans l’air autour de la fonderie sont 360 fois supérieures au seuil maximal. Elles exigent que l’usine se conforme aux normes de toute urgence. Puis plus rien.
Cinq ans d’espérance de vie en moins
Le rapport est enterré, les émissions se poursuivent pendant près de dix-huit ans. « À ce moment-là, je dirigeais les services sociaux, précise Nicole Desgagnés. J’étais sans cesse en contact avec les cadres de la santé publique. Jamais ils ne m’ont alertée. »
Jennifer se souvient qu’en 2004, elle était enceinte et vivait à 500 mètres de la fonderie. Pierre Vincelette, pédiatre et cofondateur d’Aret, explique humblement, la gorge nouée : « J’ai exposé mes enfants, mes petits- enfants et mes patients à des concentrations d’arsenic extrêmes. En le découvrant, j’ai eu le sentiment d’avoir failli en tant que père et en tant que médecin. »
À partir de l’été 2022, les manifestations se succèdent à Rouyn-Noranda et plusieurs collectifs se structurent, comme le regroupement écoféministe Mères au front. Son slogan, « Il ne sera pas question de se fermer la gueule », s’inspire d’Arsenic mon amour (2023), un roman écrit « avec amour et colère » par Gabrielle Izaguirré-Falardeau et Jean-Lou David, deux jeunes habitant·es de la ville.
Lors de la consultation publique organisée par le ministère de l’environnement en vue de renouveler l’autorisation administrative de Glencore, la Société canadienne du cancer, l’université régionale et deux associations de médecins présentent des mémoires pour exiger une baisse immédiate des émissions. Une étude de la Santé publique régionale conclut à une espérance de vie inférieure de cinq ans par rapport au reste du Québec dans le quartier Notre-Dame, et à d’importants retards de croissance chez les nouveau- nés. Les habitant·es de Rouyn-Noranda auraient 45 % de maladies pulmonaires en plus, dont les cancers. Glencore parle de « perceptions erronées qui attisent l’anxiété » et rappelle au ministère qu’une fonderie de cuivre est « un actif stratégique pour le Québec ».
Plusieurs études ont révélé la présence de terres rares et de cadmium à cinquante kilomètres à la ronde, dans les lacs et les forêts de la région.
Et en mars 2023, le gouvernement autorise Glencore à émettre dans l’air des concentrations en arsenic quinze fois supérieures au seuil légal jusqu’en 2027, puis cinq fois le seuil au-delà de cette date.
L’entreprise obtient la démolition du quartier jouxtant la fonderie et le déplacement de 200 familles. Une décision gouvernementale que les familles concernées découvrent, un matin, dans la presse. Glencore l’avait demandée afin de « créer une distance permettant d’atteindre les normes visées ». En d’autres termes : cette « zone tampon » sert à éloigner la station de mesure de la qualité de l’air, pour faire baisser les chiffres.
Habitant du quartier Notre-Dame, Simon Turcotte a les cheveux orange et le corps couvert de tatouages, mais ce qui frappe chez lui, c’est son regard triste et doux. Et le fauteuil roulant sur lequel repose son unique jambe. « En 2015, à 26 ans, après avoir travaillé quelques mois à la fonderie, j’ai attrapé un cancer très agressif, une grosse tumeur dans la cuisse droite. » Il aura au total cinq tumeurs, conduisant à l’amputation complète de sa jambe. S’il ne peut établir de lien direct entre ce cancer et l’activité de Glencore, il rappelle que « les seuils d’émission servent à ne pas tuer des gens ».
Bassiste du groupe Guhn Twei, dont les albums s’intitulent Glencorruption et Capitale de l’arsenic, Simon Turcotte a fondé un studio de musique punk dans le quartier. Il a vécu l’annonce de la démolition « dans la colère ». « Cette décision ne résout rien, la pollution s’étend à toute la ville, et au-delà. » Plusieurs études ont révélé la présence de terres rares et de cadmium à cinquante kilomètres à la ronde, dans les lacs et les forêts de la région. Les animaux sauvages comme les orignaux n’y sont plus comestibles.
Mais Simon, optimiste, considère que même à Rouyn-Noranda, une ville dominée par les entreprises minières depuis un siècle, « il faut mener la bataille culturelle ». « À cause de mes prises de positions, un employé de la fonderie a menacé de me couper l’autre jambe. Mais un autre ouvrier s’est levé pour dire que cette pollution n’avait pas de bon sens et qu’on était en train de tout saccager. »
Pour favoriser le recyclage des équipements électroniques, l’association SystExt préconise de limiter « le nombre de métaux et d’alliages » et « d’interdire les substances dangereuses et toxiques ». Mais au niveau européen, les entreprises de semi- conducteurs sont regroupées depuis des années dans des associations telles que l’Arsenic Consortium ou Imat. Leur but : faire pression contre les projets réglementaires visant à restreindre l’usage des substances toxiques dans les composants électroniques. « L’arsenic est indispensable au secteur numérique, a répondu à Mediapart la porte-parole de l’Arsenic consortium, à Bruxelles. Il n’est pas envisageable de le substituer. »