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  • Le nettoyage ethnique de la Palestine
  • Le nettoyage ethnique de la Palestine

  • Ilan Pappé

  • Avec une nouvelle préface de l'auteur

  • Traduit de l’anglais par Paul Chemla

  • 376 pages

  • Parution le 30 avril 2024

  • Format 14 x 22,5 cm

  • ISBN : 978-2-924834-60-2

  • Prix : 29.95 $

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Le nettoyage ethnique de la Palestine

UN OUVRAGE ESSENTIEL POUR COMPRENDRE LES RACINES HISTORIQUES DE LA SITUATION ACTUELLE

Dans ce livre majeur, Ilan Pappé, historien israélien de renom, revient sur la formation de l’État d’Israël : entre 1947 et 1949, plus de 400 villages palestiniens ont été délibérément détruits, des populations civiles ont été massacrées et près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été chassés de chez eux sous la menace des armes. Ce nettoyage ethnique, que l’on appelle aussi la Nakba ou la catastrophe, a été passé sous silence pendant plus de soixante ans et peine encore aujourd’hui à être considéré dans sa pleine mesure.

S’appuyant sur quantité d’archives, de journaux personnels et de témoignages directs, Ilan Pappé réfute indubitablement le mythe selon lequel la population palestinienne serait partie d’elle-même et démontre que, dès ses prémices, l’idéologie fondatrice d’Israël a œuvré pour l’expulsion forcée de la population autochtone.

Ce grand livre d’histoire est hélas aujourd’hui une lecture indispensable, brûlante d’actualité.

Note : ce titre, d’abord paru chez Fayard en 2008, a été retiré par l’éditeur de son catalogue en novembre 2023. Il reparaît aujourd’hui avec une nouvelle préface de l’auteur, simultanément aux Éditions de la rue Dorion (Montréal) et chez La Fabrique éditions (Paris).

Ilan Pappé est né à Haïfa mais réside aujourd’hui en Grande-Bretagne. Professeur à l’université d'Exeter, il est l’un des plus brillants des « nouveaux historiens » israéliens. Il est l’auteur de La guerre de 1948 en Palestine (2000) et Les démons de la Nakba (2004).

Recensions et articles de presse

Lectures pour comprendre l’histoire d’un peuple privé de ses droits

De Gaza à la Cisjordanie, un siècle d’oppression et de résistance

Depuis près de deux ans, nombre d’ouvrages rendent compte de ce que l’on appelle souvent à tort le « conflit israélo-palestinien ». Certains restituent sa dimension coloniale et éclairent les enjeux de l’embrasement actuel au Proche-Orient. D’autres pointent aussi la complicité de l’Occident dans la guerre à Gaza ou taillent en pièces la peu probable « solution à deux États ».

par Olivier Pironet Le Monde diplomatique

Le 7 novembre 2023, un mois après les attaques palestiniennes en Israël et tandis que les représailles promises par le premier ministre Benyamin Netanyahou s’abattent sur la bande de Gaza, Fayard, éditeur du livre Le Nettoyage ethnique de la Palestine (2008) de l’historien israélien Ilan Pappé, paru initialement en anglais en 2006, décide d’arrêter la commercialisation de l’ouvrage malgré la hausse des demandes. La maison d’édition du groupe Hachette, en voie de rachat par le milliardaire d’ultradroite Vincent Bolloré, invoque la caducité du contrat avec Oneworld, l’éditeur original. Mais la véritable raison de cette décision est plus probablement liée au caractère engagé du livre de Pappé, intellectuel antisioniste et figure de proue des « nouveaux historiens » israéliens dont les travaux ont démonté le récit national sur la création de l’État d’Israël (proclamé le 14 mai 1948). L’ouvrage, qui a finalement été réédité par La Fabrique (1), fait office de référence concernant les racines du « conflit » israélo-palestinien et la question des réfugiés, mais aussi la dimension coloniale du mouvement sioniste (promoteur, à partir de la fin du XIXe siècle, du projet d’un État juif en Palestine).

Pappé entreprend dans cet ouvrage de réfuter, preuves à l’appui, l’argument israélien selon lequel l’exode de 800 000 Palestiniens en 1948 (sur 1,4 million au total à l’époque) serait dû à des départs volontaires pour fuir les combats lors de la guerre entre Israël et les armées arabes (15 mai 1948-20 juillet 1949). Selon lui, cette idée est un « mythe », une « pure fabrication » destinée notamment à occulter la responsabilité d’Israël dans la « catastrophe » palestinienne (Nakba). De fait, explique l’historien, l’exil massif résulte directement de l’« expulsion systématique des Palestiniens de vastes régions du pays », des destructions et des exactions commises par les troupes juives au lendemain du vote de la partition inégale de la Palestine en deux États par les Nations unies (29 novembre 1947), poursuivies par l’armée israélienne (créée fin mai 1948), en vue de garantir l’homogénéité ethnique de l’État attribué aux Juifs et d’agrandir son territoire.

Indifférence persistante

Sur la base d’archives militaires et administratives de première main, de journaux de bord de responsables politiques, mais également de documents palestiniens, d’entretiens avec des rescapés ou des témoins oculaires, Pappé évoque un « nombre considérable d’atrocités » commises par les sionistes contre les « autochtones » arabes : exécutions sommaires, massacres d’ampleur, bombardements de villages, viols, pillages, création de « camps de travail spéciaux »… Il raconte comment le « plan de nettoyage ethnique » (« plan Dalet ») fut finalisé par les dirigeants juifs le 10 mars 1948, soit plus de deux mois avant le début du conflit israélo-arabe : lorsque la guerre éclata, « les forces juives avaient déjà réussi à expulser par la violence près de 250 000 Palestiniens », précise l’historien. Moins d’un an plus tard, environ 60 % de la population palestinienne croupit dans des camps de réfugiés répartis entre la Cisjordanie, la bande de Gaza et les pays voisins. De son côté, Israël a conquis un tiers de territoire supplémentaire par rapport à ce que stipulait le plan de « partage » des Nations unies (ONU) et occupe 78 % de la Palestine historique (il mettra la main sur les 22 % restants à l’issue de la guerre de juin 1967).

L’étude de Pappé, qui révèle les circonstances dans lesquelles est né Israël, insiste sur la nature selon lui coloniale et raciste du sionisme, qui prône la substitution d’une population indigène par une autre venue d’ailleurs. Cette épuration ethnique ne peut que s’appuyer sur une logique d’extermination et « doit s’ancrer dans notre mémoire et notre conscience, écrit l’historien, en tant que crime contre l’humanité ». C’est pourquoi il appelle à changer d’approche concernant la formation de l’État israélien, qui n’a pas eu lieu à la faveur d’une « guerre d’indépendance », d’après le discours établi, mais sur la base d’une spoliation : « Le paradigme du nettoyage ethnique doit remplacer celui de la guerre », estime Pappé.

Dans l’avant-propos à la nouvelle édition française de son ouvrage, l’historien souligne que ce concept de nettoyage ethnique peut également s’appliquer à la politique israélienne perpétuée depuis près de quatre-vingts ans à l’encontre des Palestiniens d’Israël ou des territoires occupés — ce qu’ils qualifient eux-mêmes de « Nakba continuelle » —, autrement dit : que « nous ne sommes pas sortis de ce moment historique ». En témoignent les expulsions massives menées à travers le pays mais aussi à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, afin de « créer de nouvelles réalités démographiques sur le terrain » et d’accroître la judaïsation de toute la région, « de la rivière à la mer », au moyen de nouvelles colonies. La Cisjordanie (dont Jérusalem-Est), d’une superficie de 5 660 kilomètres carrés, comprend aujourd’hui près de 300 « implantations » israéliennes et 750 000 colons, contre 3,3 millions de Palestiniens.

Bien que ces pratiques soient illégales au regard du droit international, Tel-Aviv peut compter sur l’« apathie » et l’« indifférence persistante » des dirigeants politiques et des médias occidentaux. De la même façon, poursuit Pappé, les massacres perpétrés par l’armée israélienne en 1948 ne suscitèrent à l’époque « aucune réaction chez ceux — rédacteurs en chef de journaux, responsables des Nations unies ou chefs d’organisations internationales — » qui étaient pourtant parfaitement au courant. Pour l’historien, le « message de la communauté internationale à Israël était clair : le nettoyage ethnique de la Palestine — aussi illégal, immoral et inhumain soit-il — serait toléré ». Aujourd’hui encore, le régime israélien sait qu’il bénéficie d’une impunité liée au soutien des États-Unis et de l’Union européenne.

Le livre le plus récent de Pappé (non traduit en français), rédigé, lui, à l’aune de la situation actuelle en Palestine, a une vocation didactique (2). L’historien consacre un chapitre au « contexte moral et politique du 7 octobre 2023 ». Selon lui, le feu couvait depuis longtemps en raison du « siège impitoyable imposé à Gaza depuis dix-sept ans », des guerres ravageuses lancées au cours de cette période par Tel-Aviv contre l’enclave, sans parler de la question des milliers de prisonniers politiques palestiniens en Israël, les provocations des colons sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem-Est, etc. Il rappelle également que la bande de Gaza, où affluèrent plus de 200 000 Palestiniens en 1948 (3), dont une partie étaient originaires de villages environnants, a été créée par Israël comme un « enclos afin de mener à bien le nettoyage ethnique d’autres régions de la Palestine historique ». Ce territoire de 365 kilomètres carrés qui comptait 80 000 habitants à la veille de 1948 (dont 35 000 pour la ville de Gaza) abrite aujourd’hui plus de 70 % de réfugiés et leurs descendants.

La majeure partie des Gazaouis, dont 65 % ont moins de 25 ans, a grandi sous le siège militaire israélien (terrestre, aérien et maritime) imposé depuis 2007 et sous les bombardements. « Les combattants du Hamas qui ont attaqué Israël le 7 octobre, pointe Pappé, étaient pour la plupart des jeunes qui ont appris le langage de la violence sous les bombes qu’Israël a lâchées sur eux. » Selon l’historien, Tel-Aviv a utilisé cet assaut « comme un prétexte pour appliquer sa politique génocidaire » à l’encontre des plus de 2 millions de personnes vivant dans cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza.

Replacer « dans son contexte historique spécifique (4) » la guerre d’anéantissement décidée après l’assaut mené par les principales factions gazaouies, sous la houlette du Hamas, est aussi l’objet du livre collectif Deluge : Gaza and Israel from Crisis to Cataclysm (« Déluge : Gaza et Israël, de la crise au cataclysme », non traduit en français). Rassemblant treize contributeurs palestiniens, israéliens et d’autres nationalités (universitaires, experts, journalistes, etc.), cet ouvrage est l’un des premiers parus en anglais sur le sujet. Tordant le cou à la doxa, l’historien israélo-britannique Avi Shlaïm y souligne que l’attaque du 7 octobre 2023 « n’est pas tombée du ciel » mais de l’« occupation militaire israélienne illégale et extrêmement brutale des territoires palestiniens depuis juin 1967 » ainsi que du « blocus économique asphyxiant » mis en place contre Gaza en 2006 (suivi du siège total), après la large victoire du Hamas aux élections législatives, en janvier de cette année-là, face au Fatah du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas.

« Tragédie épique »

À rebours du récit selon lequel le Hamas se voue à la destruction d’Israël, Shlaïm, l’universitaire palestinien Khaled Hroub et le chercheur britannique Colter Louwerse rappellent dans ce livre que le mouvement islamiste a multiplié les signes de compromis avec Tel-Aviv dès son accession au gouvernement : il a indiqué « à plusieurs reprises qu’il était prêt à assouplir son programme pour parvenir à un règlement négocié » avec les Israéliens et leur a « proposé une trêve durable » à cet effet ; ses dirigeants ont reconnu implicitement l’existence d’Israël « en acceptant la solution à deux États » (au moins temporairement, pour plusieurs décennies), sur la base du retrait israélien dans les frontières du 4 juin 1967 (à la veille de la guerre des six jours) ; en mars 2007, après des mois de boycott du pouvoir islamiste par Tel-Aviv et les Occidentaux, au motif que le Hamas serait une « organisation terroriste », celui-ci a constitué un cabinet d’union nationale avec le Fatah (« un gouvernement modéré, composé de technocrates au lieu d’hommes politiques »), en dépit de leur inimitié. Mais tous ces gestes d’ouverture ont été balayés d’un revers de main par Israël.

Au fil du blocus et des offensives dévastatrices lancées contre Gaza après 2007 en réponse aux tirs de roquettes, la bande côtière, qui était déjà le territoire palestinien le plus pauvre, a sombré économiquement. L’économiste américaine Sara Roy qualifie dans le même ouvrage d’« éconocide » le siège complet et la destruction des infrastructures du territoire par Israël, laissant le soin à l’ONU ainsi qu’aux organisations humanitaires d’assurer les besoins essentiels de la population (alimentation, logement, santé, éducation, etc.). Selon elle, cette stratégie s’inscrit dans la politique israélienne de « dé-développement » à l’égard de Gaza, un concept qu’elle a forgé pour décrire la panoplie de moyens utilisés depuis 1967 par Tel-Aviv visant à « priv[er] l’économie de sa capacité de production et de toute possibilité de croissance structurelle significative » (5) : mesures de bouclage du territoire, création d’un marché captif pour favoriser l’importation des produits israéliens, etc. Cette entreprise de démolition économique et sociale, qui a plongé une large partie des habitants dans l’extrême pauvreté et entraîné un chômage très élevé, a ainsi contribué directement à faire de Gaza une poudrière.

Si les attaques du 7 octobre 2023 n’ont pas surgi ex nihilo mais sont le produit de décennies d’oppression, pour quelles raisons le Hamas a-t-il choisi ce moment pour lancer l’assaut, et quels étaient ses objectifs ? Sur ce point, les auteurs de l’ouvrage divergent dans leurs interprétations. Selon Shlaïm, les attaques palestiniennes ont été déclenchées principalement pour contrecarrer le rapprochement alors en cours entre Israël et l’Arabie saoudite, favorisé par Washington afin que Riyad rejoigne les accords de normalisation signés en 2020 par les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Soudan et le Maroc. D’après Hroub et l’analyste palestino-néerlandais Mouin Rabbani, il s’agissait plutôt de pousser Tel-Aviv à mettre fin au blocus et au siège militaire, à libérer les prisonniers politiques palestiniens ainsi qu’à faire cesser les profanations coloniales à Jérusalem, mais aussi d’impliquer l’« axe de la résistance », dirigé par l’Iran, pour affaiblir Israël et ses alliés dans la région. Si la libération de milliers de prisonniers palestiniens a été obtenue en contrepartie de celle de captifs israéliens détenus dans l’enclave depuis le 7 octobre 2023, les autres objectifs n’ont pas été atteints. Pis, la « guerre totale » lancée dès le lendemain par Tel-Aviv a abouti, dans l’indifférence occidentale, à un carnage humain de grande ampleur, à l’anéantissement de 80 % de la bande côtière et au déplacement forcé de 90 % de sa population.

Parmi les contributeurs de Deluge, Ahmed Alnaouq livre un récit très personnel sur la vie quotidienne sous le blocus et le siège. Originaire de l’enclave et installé à Londres depuis 2019, ce journaliste palestinien a perdu une vingtaine de membres de sa famille lors d’un bombardement israélien de la maison parentale en octobre 2023 (un de ses frères avait déjà péri pendant la guerre de 2014). « Pour moi et les survivants de ma famille, c’est une tragédie épique, raconte-t-il. C’est aussi une tragédie épique pour le monde. Car ce qu’il a laissé se passer à Gaza, en 2023 et avant 2023, est une tache qui ne pourra jamais être effacée. » Alnaouq est également le cofondateur, aux côtés entre autres du poète et enseignant gazaoui Refaat Alareer (tué en décembre 2023), du collectif We Are Not Numbers (WANN, « Nous ne sommes pas des chiffres »), né en 2015. Ce dernier entend restituer la voix de la jeunesse palestinienne en permettant à des aspirants écrivains de Gaza, aidés par des auteurs de métier, de publier leurs textes sur son site Internet, afin de retracer le drame vécu par les Palestiniens, mais aussi « leurs espoirs et leurs passions », et de lutter contre leur déshumanisation par Israël et les médias occidentaux. WANN a ainsi publié un recueil d’écrits sélectionnés parmi les milliers parus sur son site entre 2015 et 2024 (6). Classés par années, les dix chapitres de l’ouvrage contiennent des textes de diverses formes (récits, essais, poèmes). Le livre s’ouvre et s’achève sur des extraits du désormais célèbre poème de Refaat Alareer, Si je dois mourir, rédigé peu avant sa mort : « Si je dois mourir / Tu dois vivre / pour raconter mon histoire / pour vendre mes affaires / pour acheter un morceau de tissu / et des bouts de ficelle / (…) Pour qu’un enfant quelque part à Gaza / regardant le paradis dans les yeux / (…) voie le cerf-volant / (…) et pense un instant qu’un ange est là. »

Combattre la déshumanisation des Palestiniens « en relatant l’horreur » qu’ils subissent et « en réfutant l’argumentaire des facilitateurs du génocide », c’est également l’objet de l’ouvrage de la journaliste Meriem Laribi (7). Du 7 octobre 2023 au 7 octobre 2024, elle a tenu le journal d’une année de la guerre d’extermination en cours à Gaza. S’appuyant sur de nombreuses sources — informations rapportées par des correspondants palestiniens présents sur place et des médias indépendants arabophones, anglophones, francophones, y compris israéliens (comme le site +972 Magazine), rapports d’organisations de défense des droits humains, etc. —, son travail contribue à « reconstituer le puzzle de cette tragédie ». À travers une approche « anticolonialiste » et un « point de vue désoccidentalisé », Laribi expose la passivité coupable de la « communauté internationale » ainsi que les manipulations d’une presse partiale. « En France, écrit-elle, la plupart des journalistes des plateaux de télévision sont à plat ventre devant le porte-parole francophone de l’armée israélienne, Olivier Rafowicz, un petit homme arrogant mais pas très impressionnant que l’on voit absolument partout et tout le temps. » L’auteure insiste sur le fait qu’Israël interdit aux journalistes internationaux de se rendre à Gaza pour mieux « cacher le massacre ». Elle relève que « les médias occidentaux s’accommodent de cette censure, et en remettent une couche en ignorant ou dénigrant le travail des journalistes gazaouis, qui risquent leur vie à chaque instant (…). Sans eux, on ne saurait rien de ce qui se passe à Gaza. Ce dénigrement de la profession leur fait courir un danger plus important encore car l’armée israélienne se sent autorisée à les éliminer sans qu’il y ait de protestations ».

« Cartes fantômes »

À côté des livres d’histoire et des essais parus ces derniers mois, un certain nombre d’ouvrages combinant cartes, illustrations, chronologies et données chiffrées permettent de se représenter concrètement la situation actuelle et d’en comprendre les racines. Plusieurs d’entre eux se distinguent par l’originalité de la documentation fournie et la clarté des analyses. Ainsi de celui du géographe-cartographe Philippe Rekacewicz et du journaliste Dominique Vidal (8). À partir d’une profusion d’éléments cartographiques et d’archives souvent méconnues, les deux auteurs se proposent de « retrac[er] ainsi un siècle et demi d’histoire très mouvementé ». Le livre, enrichi d’éléments chronologiques et d’encadrés thématiques, explique comment le Royaume-Uni appuya le sionisme au début du XXe siècle et l’idée de créer en Palestine un État juif — destiné à former une pointe avancée de l’Occident —, au nom, notamment, d’intérêts géostratégiques. Il dévoile également des « cartes fantômes » issues de projets de paix conçus dans les années 2000 restés lettre morte. Pour mieux comprendre la « matrice de l’occupation » et le paradigme de l’annexion, il montre la fragmentation de la Cisjordanie au moyen d’un vaste réseau de colonies israéliennes, de routes de contournement exclusivement à l’usage des colons et de l’armée, de centaines de points de contrôle destinés à assurer le maillage du territoire palestinien, du « mur de séparation », etc. Il se penche enfin sur la judaïsation au forceps de Jérusalem-Est, à la faveur de la radicalisation des gouvernements israéliens successifs.

Publié initialement en 2011 et plusieurs fois actualisé, l’atlas du professeur émérite des universités Jean-Paul Chagnollaud et de l’enseignant-chercheur en géopolitique Pierre Blanc fait référence (9). Il suit le chemin parcouru par les Palestiniens de la fin du XIXe siècle, sous l’ère ottomane, jusqu’aux événements récents. Il revient sur le « choc du 7 octobre » mais aussi les divisions diplomatiques entre les pays européens, l’« indéfectible soutien » de Washington à Israël ainsi que la duplicité des régimes arabes à l’égard de la Palestine depuis 1948. Si le caractère pédagogique de l’ouvrage est indéniable, certains développements demeurent discutables. C’est le cas de la « solution à deux États » que les auteurs jugent « politiquement nécessaire et matériellement possible », malgré les réalités coloniales sur le terrain et son rejet par une large majorité de la jeunesse palestinienne.

On en prend conscience à la lecture de Comprendre la Palestine (10). Dans ce livre, fruit de dix ans d’enquête, la dessinatrice Alizée De Pin et le chercheur Xavier Guignard proposent une synthèse approfondie sur l’histoire palestinienne — une histoire, selon eux, « de dépossession, de lutte, de ségrégation et d’une souveraineté rendue impossible ». Les deux auteurs apportent des éclairages utiles sur des sujets souvent peu étudiés en profondeur : le fonctionnement précis de l’Autorité palestinienne de M. Mahmoud Abbas (« État de papier » et « instrument de contrôle des Palestiniens des territoires occupés »), la question du droit à la résistance armée, la mainmise des autorités d’occupation sur les ressources naturelles palestiniennes (dont l’aquifère de Cisjordanie) au profit des colons, le mouvement des prisonniers lancé dans les années 1980, etc. L’un des principaux intérêts de ce travail tient au choix de prendre comme fil conducteur la question de la partition de la Palestine décidée par l’ONU en 1947, rejetée à l’époque par les Palestiniens, qui étaient favorables à un État unique regroupant Arabes et Juifs. Les auteurs entreprennent de montrer comment l’idée de la partition en deux entités politiques « a émergé, avant de prendre la forme d’une chimère ». Au vu de la situation actuelle, ils estiment que la « solution à deux États », « véritable mantra diplomatique » de la « communauté internationale », est un « leurre » : « La séparation, qui supposerait le partage, n’a jamais été aussi impossible, renforçant la domination » d’Israël sur les Palestiniens. Selon eux, « la seule alternative est la cohabitation » au sein d’un même État, « fondé sur l’égalité concrète entre tous [s]es habitants ».

Cette opinion va à l’encontre des réflexions de plusieurs spécialistes du « conflit » israélo-palestinien, parmi lesquels Jean-Pierre Filiu, fervent défenseur de la « solution à deux États », avec un État palestinien « démocratique et démilitarisé » aux côtés de l’État israélien. Dans son ouvrage Comment la Palestine fut perdue (11), l’historien explique que ce modèle constitue « le seul horizon d’avenir pour la coexistence de deux peuples sur la même terre, et ce sur la base d’un rapport de forces désormais écrasant en faveur d’Israël ». « Car sans ce cadre de coexistence, ajoute-t-il, un tel rapport de forces n’apportera à l’État juif ni la sécurité ni la stabilité. » Au contraire, selon Pappé, qui rejoint la position de De Pin et Guignard, la seule façon de résoudre le problème des réfugiés et de la minorité palestinienne en Israël est de créer un « État unique et démocratique où chacun, Palestinien ou Israélien, joui[rait] de droits égaux et de la liberté de mouvement dans toute la Palestine historique ».

À l’heure où le système d’apartheid mis en place par les Israéliens se renforce, tandis que l’annexion des territoires occupés s’intensifie, il est plus que jamais nécessaire d’examiner les moyens de sortir du paradigme colonial inhérent au sionisme afin de bâtir un État commun. Dès 2006, dans un passage visionnaire en conclusion de son ouvrage sur le nettoyage ethnique de la Palestine, Pappé avertissait : « Jamais [les Palestiniens] ne pourront faire partie de l’État et de l’espace sionistes. Ils vont donc continuer à se battre. Leur lutte sera, espérons-le, pacifique et victorieuse. Sinon, elle sera désespérée et vengeresse, et, comme un cyclone, elle nous aspirera tous dans une immense et perpétuelle tempête de sable. » Deux décennies plus tard, ces mots résonnent à grand fracas.

Olivier Pironet Journaliste. (1) Ilan Pappé, Le Nettoyage ethnique de la Palestine, traduit de l’anglais par Paul Chemla, La Fabrique, Paris, 2024, 396 pages, 20 euros.

(2) Ilan Pappé, A Very Short History of the Israel-Palestine Conflict, Oneworld Publications, Londres, 2024, 160 pages, 9,99 livres sterling.

(3) Sur l’histoire de Gaza depuis l’Antiquité, lire en particulier Gerald Butt, Gaza, au carrefour de l’histoire, traduit de l’anglais par Christophe Oberlin, Erick Bonnier, Paris, 2011, 285 pages, 21 euros, et Jean-Pierre Filiu, Histoire de Gaza, Fayard, Paris, 2024 (1re éd. : 2012), 600 pages, 13 euros.

(4) Avi Shlaïm, avant-propos à Jamie Stern-Weiner (sous la dir. de), Deluge : Gaza and Israel from Crisis to Cataclysm, OR Books, New York, 2024, 320 pages, 22 dollars.

(5) Cf. Sara Roy, The Gaza Strip : The Political Economy of De-development, Institute for Palestine Studies, Washington, 2016 (1re éd. : 1995), 616 pages.

(6) Ahmed Alnaouq et Pam Bailey (sous la dir. de), We Are Not Numbers : The Voices of Gaza’s Youth, Hutchinson Heinemann, Londres, 2025, 368 pages, 14,99 livres sterling.

(7) Meriem Laribi, Ci-gît l’humanité. Gaza, le génocide et les médias, préface d’Alain Gresh, Éditions Critiques, Paris, 2025, 312 pages, 19 euros.

(8) Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal, Palestine-Israël. Une histoire visuelle, Seuil, Paris, 2024, 256 pages, 33 euros.

(9) Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud, Atlas des Palestiniens. Itinéraire d’un peuple sans État, cartographie de Madeleine Benoit-Guyod, Autrement, Paris, 2025 (4e éd.), 96 pages, 24 euros.

(10) Alizée De Pin et Xavier Guignard, Comprendre la Palestine. Une enquête graphique, Les Arènes, Paris, 2025, 232 pages, 20 euros.

(11) Jean-Pierre Filiu, Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n’a pas gagné. Histoire d’un conflit (XIXe-XXIe siècle), Seuil, 2024, 432 pages, 24 euros.

Ce 10 mai, l’ouvrage de l’historien Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine sort de nouveau mais chez La Fabrique. Il avait été d’abord publié par Fayard qui s’en est « débarrassé ». L’essai est sans doute trop gênant pour ceux qui veulent nier ce crime majeur que constitue l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1947-1950.

Le Nettoyage ethnique de la Palestine Ilan Pappé (traduit de l’anglais par Paul Chemla) La Fabrique éditions 10 mai 2024 396 pages 20 euros

Il y a 75 ans, la première guerre judéo-palestinienne puis israélo-arabe se concluait par ce que les Palestiniens appellent la Nakba – la catastrophe. En l’occurrence, elle était triple : l’État juif avait vu le jour sur un territoire plus grand d’un tiers que celui prévu par le plan de partition de l’Organisation des Nations unies (ONU) voté le 29 novembre 1947, l’État arabe lui était mort-né, partagé entre Israël, la Transjordanie et l’Égypte, et près de 800 000 Palestiniens avaient été forcés à l’exil. Depuis, les origines de ce conflit qui ensanglante encore le Proche-Orient font l’objet d’un débat presque ininterrompu entre historiens palestiniens et israéliens, mais aussi entre ces derniers.

Parmi eux, deux chercheurs incarnent les principales visions en présence. Pionnier de la « nouvelle histoire », Benny Morris s’en tenait dès son premier livre à une thèse « centriste ». « Le problème palestinien, assurait-il, est né de la guerre, et non d’une intention, juive ou arabe ». Ilan Pappé, au contraire, a toujours interprété l’expulsion des Palestiniens comme le résultat d’un « nettoyage ethnique » prémédité. C’est tout le sens de son livre majeur, The Ethnic cleansing of Palestine qu’Henri Trubert a eu le courage de publier chez Fayard en 2008, sous le titre Le nettoyage ethnique de la Palestine.

FAYARD SE DÉSISTE

S’agissant du Proche-Orient, on le sait, la réalité dépasse souvent l’affliction. Ainsi, le 7 novembre 2023, Fayard a annoncé le retrait de ce livre de son catalogue. Pour Henri Trubert qui, depuis, a créé les éditions Les Liens qui Libèrent, « cette censure est doublement lamentable. D’abord parce qu’elle sanctionne un livre indispensable à la compréhension du conflit israélo-palestinien. Ensuite parce que, au-delà de Fayard, elle révèle la dégradation du débat intellectuel dans notre pays ». Ajoutons que Fayard n’a même pas eu l’honnêteté d’assumer sa décision liberticide : l’éditeur la camoufle derrière un problème juridique. « Le contrat, affirme-t-il, était caduc depuis le 27 février 2022. La maison a donc acté, le 3 novembre dernier, sa fin d’exploitation ». Pourtant, selon Edistat, un site de statistiques qui publie les ventes de livres en France, 203 des 307 exemplaires du livre vendus cette année ont trouvé preneur après le début des attaques israéliennes sur Gaza. Fort heureusement, La Fabrique a sauvé l’honneur de l’édition française en republiant, dès ce mois de mai, Le nettoyage ethnique de la Palestine.

Quiconque voudra comprendre la Nakba pourra donc lire ou relire cette contribution exceptionnelle à la recherche et au débat historique à ce sujet. Car non seulement Pappé développe son approche de manière approfondie et cohérente, mais il le fait à la manière de Benny Morris : avec des citations fortes tirées des archives de la Haganah, du Palmah, de l’armée israélienne, ainsi que des journaux de David Ben Gourion et d’autres dirigeants juifs.

Le livre s’ouvre sur la « Maison rouge », cet immeuble Bauhaus de Tel-Aviv devenu, en 1947, le quartier général de la Haganah. Ce 10 mars 1948, onze hommes,

vieux dirigeants sionistes et jeunes officiers juifs, apportent la touche finale à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine. Le soir même, des ordres militaires sont diffusés aux unités sur le terrain afin qu’elles préparent l’expulsion systématique des Palestiniens de vastes zones du pays. Ces ordres comprenaient une description détaillée des méthodes à employer pour chasser les gens par la force.

Six mois après,

plus de la moitié de la population autochtone de la Palestine, soit près de 800 000 personnes, avait été déracinée, 531 villages détruits et onze villes vidées de leurs habitants.

D’ATROCITÉS EN MASSACRES

Les « nouveaux historiens » se sont bien sûr efforcés de réviser la version traditionnelle de la guerre de 1948. « J’étais l’un d’eux », ajoute Pappé qui, autocritique, estime néanmoins que ses confrères se sont « concentrés sur les détails ». Certes, grâce aux archives militaires israéliennes, ils ont pu non seulement démontrer l’absurdité de la thèse selon laquelle les Palestiniens seraient partis volontairement, mais aussi confirmer « beaucoup de cas d’expulsions massives » de villages et de villes et révéler « un nombre considérable d’atrocités, y compris de massacres ».

Mais leur démarche comportait, ajoute Pappé, une limite majeure, évidente chez le précurseur de la « nouvelle histoire ». Le fait de s’appuyer exclusivement sur les archives, considérées comme l’expression d’une « vérité absolue », les a conduits à une appréhension déformée de la réalité sur le terrain. Si Morris et les autres s’étaient tournés vers l’histoire orale, y compris arabe, ils auraient pu mieux saisir la « planification systématique derrière l’expulsion des Palestiniens en 1948 ».

Il est évidemment impossible de résumer ici Le Nettoyage ethnique de la Palestine. Un fait, à mes yeux, suffit à ébranler la thèse d’une expulsion non planifiée : la constitution, dès avant la Seconde guerre mondiale, d’un fichier de tous les villages arabes. C’est un jeune historien de l’université hébraïque de Jérusalem qui en a été chargé. Ce topographe « suggéra de conduire une inspection à l’aide de photographies aériennes ». Les meilleurs photographes professionnels du pays ont contribué au projet, un laboratoire étant installé dans la maison de Margot Sadeh, l’épouse de Itzhak Sadeh, chef du Palmah !

Ainsi ont été constitués des dossiers détaillés sur chacun des villages de Palestine, qui comprenaient, explique Pappé,

les routes d’accès, la qualité de la terre, les sources, les principales sources de revenu, la composition sociologique, les affiliations religieuses, le nom des muktars, les relations avec les autres villages, l’âge des habitants hommes (de 16 à 50 ans) et bien d’autres choses.

Le dossier le plus important était :

un index de l’« hostilité » à l’égard du projet sioniste, à partir du niveau de la participation du village à la révolte de 1936. Une liste comportait quiconque y avait pris part et les familles de ceux qui avaient perdu quelqu’un dans le combat contre les Britanniques. Une attention particulière était prêtée aux gens qui avaient prétendument tué des Juifs. En 1948, cette dernière information alimentera les pires atrocités dans les villages, conduisant à des exécutions de masse et à des tortures.

« UNE EXPULSION N’EST PAS UN CRIME DE GUERRE »

Plus la fin du mandat britannique était proche, et plus

l’information s’orienta de manière explicitement militaire : le nombre de gardes (la plupart des villages n’en avaient aucun) et les quantité et qualité des armes à la disposition du village (en général archaïques ou même absentes).

Pour compléter leurs fichiers, Ezra Danin et son assistant, Yaacov Shimoni, ont recruté d’autres collaborateurs, parmi eux des « informateurs » palestiniens. L’historien précise :

L’actualisation définitive des dossiers des villages se déroula en 1947. Elle se focalisa sur la constitution de listes de personnes “recherchées” dans chaque village. En 1948, les troupes juives utilisèrent ces listes pour les opérations de recherche et d’arrestation qu’elles conduisaient dès qu’elles occupaient une localité. Les hommes étaient alignés et ceux qui figuraient sur les listes étaient identifiés, souvent par la même personne qui avait fourni les informations à leur sujet (…), la tête recouverte d’un sac avec deux yeux afin de ne pas être reconnue. Les hommes ainsi choisis étaient souvent abattus sur le champ.

Après Le Nettoyage ethnique de la Palestine, nul ne pourra plus raconter honnêtement 1948 comme avant. Paradoxalement, dix-sept ans plus tard, Benny Morris a fini par confirmer l’analyse de Pappé dans une interview au quotidien israélien Haaretz :

Dans certaines conditions, une expulsion n’est pas un crime de guerre. Je ne pense pas que les expulsions de 1948 étaient des crimes de guerre. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. (...) Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique. Quand le choix est entre le nettoyage ethnique et le génocide – l’annihilation de votre peuple –, je préfère le nettoyage ethnique. Un État juif n’aurait pas pu être créé sans déraciner 700 000 Palestiniens. Il était donc nécessaire de les déraciner. Il n’y avait pas d’autre choix que d’expulser cette population.

DOMINIQUE VIDAL Journaliste et historien, auteur notamment de Comment Israël expulsa les Palestiniens, éditions de l’Atelier, 2023.

L’affaire Ilan Pappé a commencé en catimini : à partir de novembre 2023, les libraires français ne recevaient plus d’exemplaires du livre intitulé Le nettoyage ethnique de la Palestine. Or, depuis les attentats terroristes du Hamas le 7 octobre, la demande avait bondi pour cet ouvrage des éditions Fayard, même s’il datait de février 2008 – pas exactement une publication d’actualité. Il s’agissait d’une analyse de fond.

Ilan Pappé est professeur d’histoire et directeur du Centre européen d’études palestiniennes à l’Université d’Exeter (Grande-Bretagne). Il fait partie de ce qu’on appelle en Israël le groupe des « nouveaux historiens ». Son grand apport consiste à avoir examiné les documents des archives israéliennes et internationales des années 1948 et 1949 qui ont présidé à la création de l’État hébreu et à la fuite concomitante d’environ 700 000 Arabes de Palestine.

Mais pourquoi les éditions Fayard ont-elles suspendu sans explication la diffusion d’un tel ouvrage ? Quand les médias français ont contacté l’éditeur, ils se sont fait répondre que « le contrat était caduc depuis le 27 février 2022. La maison a donc acté, le 3 novembre dernier, sa fin d’exploitation ». Interrogée par un libraire, la directrice de Fayard, Isabelle Saporta, précisera que la maison d’édition était soumise à « une pression croissante pour limiter l’expression de “voix discordantes” en France ».

Depuis lors, la directrice a été licenciée. Impossible de savoir quel est le rôle de l’affaire Ilan Pappé dans ce licenciement, mais il faut quand même préciser que Fayard venait précisément d’être repris par le groupe Bolloré, un géant des médias (Havas, Canal+, CNews, etc.) avec un parti-pris ouvertement conservateur.

Que faire avec ce livre orphelin ? Deux maisons d’édition sont immédiatement montées au front pour préserver la liberté d’expression mise en péril par les grandes manœuvres de l’édition française. Il s’agit à Paris des éditions La Fabrique, engagées pour la cause palestinienne depuis leur création, et à Montréal des Éditions de la rue Dorion. Pari gagné : le 29 avril 2024, le livre sortait enfin en librairie au Québec.

Disons qu’il fallait une bonne dose de courage pour reprendre un tel titre. En effet, à partir des archives nationales israéliennes et de sources aussi indiscutables que la correspondance du père de l’indépendance David Ben Gourion, Ilan Pappé raconte comment l’armée de l’État d’Israël, alors en voie de formation, a chassé la population palestinienne des villages et détruit les maisons pour que les gens ne puissent jamais y revenir, le tout sous les yeux des observateurs des Nations unies.

Les choses se passaient selon un scénario bien rodé. Les troupes israéliennes encerclaient un village sur trois côtés. Un tank ou un camion pénétrait dans le village avec des haut-parleurs et intimait aux habitant·es de sortir de leurs foyers. Les hommes étaient séparés des femmes et on les identifiait à l’aide d’une liste. Ceux qui avaient fomenté entre 1936 et 1939 des révoltes contre l’immigration juive étaient abattus. Les autres pouvaient rejoindre les femmes et les enfants, qui fuyaient par le seul chemin laissé libre.

Au total, cette histoire s’est répétée dans quatre cents villages qui ont été détruits, et dans les quartiers arabes des grandes villes qui ont été vidées de leur population. Cette histoire répétitive et lamentable s’inscrit en faux contre le récit officiel de l’État israélien, qui veut que la population palestinienne se soit enfuie dans le désordre pour répondre aux appels des radios arabes des pays voisins, qui l’auraient incitée à fuir le nouvel État d’Israël.

Ilan Pappé montre au contraire que la déportation des Arabes de Palestine a été organisée dans ses moindres détails dans un plan appelé Daleth adopté le 10 mars 1948 à Tel-Aviv. Des spécialistes des affaires arabes avaient identifié des personnes à exécuter pour les punir rétroactivement d’avoir participé à des émeutes sous le mandat britannique et pour, du même coup, terroriser le reste de la population et la contraindre à s’enfuir. Non contents d’avoir vidé le pays de sa population et de s’être emparés de leurs terres fertiles – et non pas un désert comme le veut la légende noire répandue par le discours dominant –, les envahisseurs israéliens se sont efforcés d’en transformer le paysage.

Dans Le nettoyage ethnique de la Palestine, on découvre non seulement les exactions subies par la population palestinienne, mais aussi comment une idéologie européenne – le sionisme – a effacé la mémoire historique, topographique et même géographique de ce vieux pays méditerranéen, où une population musulmane vivait jusque-là en bonne entente avec des minorités chrétiennes et juives autochtones. Réactivant cette mémoire, l’ouvrage d’Ilan Pappé soulève ainsi un coin du rideau opaque qui a recouvert la Palestine au moment de l’indépendance de l’État d’Israël – et qui continue de la recouvrir.

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Le nettoyage ethnique de la Palestine