Nourri des Grands cimetières sous la lune de Bernanos, le roman de Salvayre est également inspiré par la lecture de « livres d’histoire », évoqués allusivement, dont la narratrice présente un résumé didactique de quelques pages au milieu du roman. L’ouvrage de Burnett Bolloten, publié récemment sous le titre La guerre d’Espagne, Révolution et contre-révolution 1934-1939, pourrait très bien figurer dans cette liste.
Correspondant britannique de la United Press au moment du conflit, témoin direct des événements, Bolloten a par la suite consacré sa vie à en reconstituer la trame, particulièrement du côté républicain. La Révolution et la contre-révolution du titre de son énorme synthèse ne désignent donc pas le camp du Front populaire et celui de la réaction franquiste comme on serait porté à le penser, mais bien celui des forces considérées progressistes (anarchistes, socialistes de gauche, militants du POUM) s’opposant à celui jugé contre-révolutionnaire de parti communiste. C’est sur cette division interne du front républicain qu’insiste aussi surtout Salvayre dans Pas pleurer notamment à travers la rivalité de Josep et de Diego.
À l’été et l’automne 1936, dans la phase la plus bouillonnante de la Révolution, les grèves, les occupations d’usines, la prise de contrôle des municipalités, la création de milices populaires, l’expropriation des grandes propriétés terriennes et leur autogestion sont soutenues, sinon carrément impulsées par les anarchistes, la gauche radicale du parti socialiste, le POUM en Catalogne, et dans une moindre mesure par la gauche républicaine, qui n’apprécie pas les excès qui accompagnent souvent ces mouvements, et par le Parti communiste qui s’avère ambivalent face à des débordements qui, pour lui, pourraient compromettre la révolution et nuire à l’effort de guerre contre les fascistes qui demeure son objectif prioritaire.
Petite organisation au début de la guerre civile, le Parti communiste va connaître une progression fulgurante, passant de 40 000 membres à plus de 250 000 en l’espace de quelques mois. Il recrute dans le milieu ouvrier, chez les salariés agricoles, mais aussi chez les petits commerçants, les fermiers indépendants, les intellectuels auxquels il se présente comme un parti d’ordre opposé aux exactions et aux exagérations des anarchistes : saccages de banques, destructions d’églises, expropriations sauvages. Il s’impose par une force fondée sur la cohésion politique – qui est celle de l’Internationale communiste et de la stratégie des fronts populaires – et sur la discipline de groupe qui fait contraste avec la légendaire (et réelle) indiscipline anarchiste. Bolloten, qui critique sévèrement ce parti dans son livre, lui donnera même un temps raison, dans le feu de l’action, estimant qu’une organisation disciplinée était sans doute nécessaire pour défaire militairement les troupes fascistes.
Contrairement au Parti communiste, les anarchistes, qui constituent la force politique la plus puissante de la gauche au tout début de la guerre civile, s’avèrent ambivalents face au pouvoir. Par principe, ils refusent la police, l’armée, les patrons, l’État, la discipline. Leur implication dans les instances du pouvoir, à tous les niveaux, ne va donc pas de soi. D’où leurs nombreuses valses-hésitations tout au long du conflit entre leur refus de principe de participer au gouvernement et leur acceptation d’y aller, irrésolution qui va leur être finalement fatale. C’est en effet le Parti communiste qui va en être le principal bénéficiaire, écrasant les libertaires après avoir décimé le POUM en Catalogne avant d’être vaincu lui-même par les armées de Franco.
L’ouvrage de Bolloten, qui représente une véritable somme, l’œuvre d’une vie entière, présente et analyse dans le détail ces conflits déterminants pour le cours de la Révolution espagnole, vaincue à la fois par ses ennemis de classe et par les dissensions surgies en son propre sein. Et le travail d’édition accomplie par les Éditions de la rue Dorion mérite d’être salué : le livre est magnifique et se lit avec le plus grand plaisir.