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Les éditions de la rue Dorion

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  • Carnets 1936-1947
  • Carnets 1936-1947

    Nouvelle édition établie par Claudio Albertani et Claude Rioux

  • Victor Serge

  • Préface de Claudio Albertani et Jean-Guy Rens

  • Édition établie par Claude Rioux et Claudio Albertani

  • 844 pages

  • Parution le 24 mai 2013

  • Format 20 x 14 cm

  • ISBN : 978-2-9813527-0-5

  • Prix : 38.95 $

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Fruits d’une discipline militante et littéraire, ces Carnets réunissent analyses politiques, témoignages et réflexions personnelles suggérant les éléments d’une contre-histoire des années cruciales du XXe siècle. On y retrouve personnes croisées et paysages traversés, de Moscou à Mexico, en passant par Berlin, Paris et Marseille. Dans une époque pleine de bouleversements, Victor Serge ne renonce jamais à comprendre afin d’anticiper ce que sera la suite. Loin de toute nostalgie, loin de tout abandon, il donne ici, soixante ans après sa disparition, un grand livre de résistance.

Né à Bruxelles en 1890 dans une famille d’exilés antitsaristes, Victor Serge, anarchiste emprisonné en France, rejoint la Russie à l’annonce de la révolution. Membre de l’Opposition de gauche du parti bolchevique, il connaît la prison puis la relégation en Oural. En 1936, il est expulsé d’URSS après des années d’interventions de militants et d’écrivains. En 1941, il fuit la France pour rejoindre Mexico où il meurt en 1947. Auteur méconnu mais non moins remarquable, Victor Serge laisse derrière lui une œuvre polyphonique : sept romans, des nouvelles, de la poésie, ses célèbres Mémoires d’un révolutionnaire, de nombreux essais et études historiques.

« Au fond de la défaite, il nous reste encore le non-consentement à l’inhumain, le refus de fermer les yeux, le refus de désespérer de nous-mêmes et dès lors de tout. » (Victor Serge)

C’est une corde de sisal que personne n’avait touchée depuis plus de soixante ans qui attache le trésor : des calepins, cahiers et agendas où étaient consignées les années 1941, 1942, 1943 et 1946 des Carnets de l’apatride Victor Serge, né à Bruxelles en 1890 et mort à Mexico en 1947. Une corde qui se désagrège sitôt dénouée par Ivonne Chávez, archiviste à la Fondation Orfila-Séjourné d’Amecameca (Mexique), et Claudio Albertani, sergien érudit. On aime bien la force symbolique de l’image : une corde lâchant prise et libérant, enfin, le récit des derniers temps de l’auteur d’Il est minuit dans le siècle. Des mots écrits au plus noir des défaites et sur le fil d’une histoire tragique dont l’entêté Victor Serge pensait qu’elle pouvait encore accoucher d’un autre socialisme – disons libertaire ou simplement, mais essentiellement, démocratique.

La découverte, en 2010, du « fonds Victor Serge » d’Amecameca provenant des archives de Laurette Séjourné, sa dernière compagne, et son exploitation par Claudio Albertani et Claude Rioux ont permis d’établir cette édition – sinon définitive (1), du moins la plus complète à ce jour au vu de ce qu’il existait (2) – des Carnets de Victor Serge couvrant les onze dernières années de son existence (3). Une édition au demeurant fort soignée puisqu’elle est enrichie d’un appareil critique précis et d’un glossaire conséquent.

« Les Carnets, indiquent Claudio Albertani et Jean-Guy Rens en introduction d’ouvrage, sont le laboratoire où l’on voit s’élaborer l’univers du “moi” de l’auteur, en relation permanente avec le “nous” qui l’environne ; la scène tragique des révolutions trahies mais sans cesse renaissantes. » C’est, en effet, là, dans cette écriture du quotidien, dans cette traversée au jour le jour des « années sans pardon », que Serge se donne à voir pour ce qu’il est : un résistant de chaque instant oscillant, en permanence, dialectiquement, entre une volonté implacable de lucidité sur les désastres qui le cernent et le désir de cultiver, sans faillir, la flamme d’un espoir toujours possible dans un monde où le socialisme devra se réinventer. Ainsi, chacune des entrées de ses Carnets est une entrée en résistance. Contre l’abjection des bourreaux et de leurs complices (principalement intellectuels) et pour la mémoire des vaincus, ces êtres qui ont prouvé leur capacité de « tout affronter, tout subir et tout accomplir ». Des « âmes victorieuses », en somme, parmi lesquelles se compte, avec raison, Victor Serge. Victorieuses parce que, même défaites, humiliées, calomniées, elles ont tenu.

Tenir, se maintenir, c’est le leitmotiv de ces Carnets. Lorsqu’ils s’ouvrent, à l’automne 1936, l’Espagne en révolution représente encore, pour Serge, l’espoir du monde, la possibilité en tout cas d’en inverser le cours en freinant la résistible ascension des fascismes et en inventant, du même coup, un autre communisme qui serait le contre-exemple de celui qui, en URSS, a fini par écraser, sous la botte stalinienne, toute perspective d’émancipation. Il est alors membre du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) qui structure, en terre ibère mais surtout catalane, ce courant marxiste révolutionnaire auquel, de cœur et d’esprit, il adhère et qui représente, à ses yeux, une sorte de synthèse des deux aspirations – contradictoires – qui l’ont conduit, simultanément, à se revendiquer de l’anarchisme (version individualiste) à l’époque de sa jeunesse, puis du bolchevisme conquérant au temps où la révolution russe rallia à sa cause, mais pour peu de temps, nombre d’anciens libertaires.

La défaite de la révolution espagnole n’étonna pas Serge. Et pas davantage celle, finale, du camp républicain, si lourde de conséquences pour l’avenir du monde. Elles le surprirent d’autant moins qu’il fut l’un des seuls à comprendre que, dans les coulisses de l’histoire, se tissait, à rebours des fausses évidences, quelque chose qui ressemblait à un compromis historique entre Hitler et Staline – compromis dont le pacte germano-soviétique allait révéler, en août 1939, et l’existence et l’infamie. Dès lors, c’est à l’effondrement d’un monde qu’on assiste, un monde que rien désormais ne sauvera d’une guerre inévitable aux effets assurément dévastateurs. Pour Serge, l’enjeu est clair : il faut, dans ce maelström à venir, tenir encore, sans rien renier de sa lucidité, sans rien céder non plus à l’esthétique du désastre que favorise toujours le temps lourd des capitulations. Cette attitude, la sienne, c’est celle qu’exprime l’un de ses doubles littéraires, le docteur Simon Ardatov, dans son admirable roman Les Derniers Temps : « Le courage consiste à durer : continuer le combat même quand cela paraît impossible, même s’il faut pour cela se sauver comme un lapin… Ni geste ni pose, ni panache ni grands mots, rien que l’utilité (4) »

Se rendre utile, c’est d’abord et avant tout survivre, mais c’est aussi, quand on est un écrivain de la trempe de Serge, consigner par écrit, au fil des étapes de cette lutte pour la survie qui le conduira de Marseille à Mexico, tout ce qui un jour fera sens et pourra servir, à l’occasion, comme matériau pour de futurs travaux, romanesques ou historiques. Car, pour Serge, qui est le contraire d’un vaincu ou d’une victime, l’avenir n’est jamais clos. Dans ce combat contre l’abdication, le marasme, la veulerie, la lâcheté, il n’est pas vain de dire que l’écriture des Carnets fut sans doute indispensable à Serge pour tenir, et ce sans jamais sombrer, ce qui est exceptionnel quand on s’adonne à ce genre d’exercice littéraire, dans le puits sans fond du ressentiment et de la plainte. Ce qu’il retient de ces temps innommables, ce sont des instantanés de vie et des fragments de mémoire, des analyses (méticuleuses) sur l’état d’un monde en guerre, des comptes rendus de lecture, des retours sur le passé vécu (si intense), sur les camarades disparus (si nombreux), sur le basculement d’une folle espérance de transformation sociale dans la fosse à purin du stalinisme, sur le sens d’une histoire auquel il continue de croire (malgré ses doutes). Toutes choses qui font la trame de son rapport désespérément tonique à l’existence et qui excluent, par avance, on l’a dit, tout refuge dans l’intime, toute auto-fascination geignarde vis-à-vis de lui-même, tout glissement vers un « moi » hypertrophié. Bien sûr, il arrive, ça et là, que pointe, dans ses Carnets, le découragement, dont les causes sont généralement liées à la misère matérielle dans laquelle il se débat, mais Serge ne s’y soumet jamais complètement. Même quand il constate qu’il ne lui « reste en somme qu’un cerveau, dont personne n’a besoin à cette heure et que beaucoup préféreraient troué d’une petite balle définitive » (Mexico, 28 février 1943). Ou encore quand, subissant les premières défaillances de son cœur malade, il note, à Morelia, le 16 mai 1946 : « Toutes nos idées sur la mort sont des idées de vivants. Penser à la mort c’est faire acte de vie, acte de foi en la vie. Rien n’existe que la vie. […] Une heure vient où l’instinct de mort doit devenir assez fort pour prévaloir presque : les choses sont faites, la vie accomplie, les forces usées, le temps usé. » Serge résistera encore dix-huit mois, vaille que vaille et armé de cette même conviction dont il a doté son double des Derniers Temps, Simon Aradatov : « On peut surmonter beaucoup de défaillances avec la pensée claire, la volonté de tenir, le sens de l’histoire qui nous prépare des revanches, le raidissement de l’opiniâtreté (5). »

Il faut lire ces Carnets pour ce qu’ils sont – une leçon d’exigence politique et un exemple de rectitude intellectuelle –, mais on doit aussi, surtout, les lire pour ce qu’ils offrent de détails et d’enseignements sur un monde souterrain, celui de la dissidence anti-stalinienne, dont Serge est un témoin majeur, pour ne pas dire unique. Car où trouve-t-on ailleurs que dans ces pages – hormis chez Jean Malaquais, mais sur un autre registre (6) –, un tableau aussi fouillé, aussi pertinent, aussi critique parfois (Serge peut avoir la dent très dure), de ces groupes, sous-groupes, chapelles et sous-chapelles qui dessinaient, dans la plus totale indifférence des masses, le spectre des révolutions vaincues et des révolutions à venir. Le Mexique fut, en ces temps meurtriers, la terre de refuge de ces dissidents, un refuge relatif d’ailleurs quand on sait, et Serge le prouve amplement, combien les staliniens et leurs affidés les traquèrent infiniment. Et avec l’idée fixe de leur réserver le même sort qu’à Léon Davidovitch.

Au sein de cette diaspora anti-stalinienne, Serge occupe, en réalité, une place à part ; il est une sorte d’empêcheur de penser en rond, convaincu que « le socialisme mourra s’il ne réussit pas à se renouveler ». Refusant l’intransigeance idéologique fondée sur la « démagogie insurrectionnelle », il se désespère de constater que ses camarades, « les hommes les mieux disposés, professant en principe le respect de la pensée libre, l’esprit critique, l’analyse objective, ne savent pas en réalité tolérer la pensée différente de la leur » (Mexico, 2 octobre 1944). C’est ainsi qu’au sein du groupe Socialismo y Libertad (7), il combat, avec force et constance, l’idée simpliste que la défaite du nazisme va forcément ouvrir le champ des possibles sur une période révolutionnaire du type de celle qui suivit la Première Guerre mondiale. Pour Serge, ce genre de postulat relève d’une profonde incapacité à comprendre l’histoire telle que cette guerre l’a modifiée – faiblesse majeure à ses yeux – et par là même d’un aveuglement dont il subodore la conséquence : « Si la gauche socialiste patauge dans l’extrémisme sans influence, avec un langage guère intelligible aux gens et une idéologie périmée, les staliniens fabriqueront un faux socialisme souple, et sans scrupules, qui peut très bien l’emporter » (Mexico, 13 septembre 1944). On peut aisément admettre, aujourd’hui, qu’il n’avait pas tort.

Sur d’autres points d’ailleurs, et assez nombreux, ces Carnets révèlent, chez Serge, une indiscutable acuité d’analyse. C’est ainsi qu’il y pressent, par exemple, en quoi l’extermination des Juifs – « ce crime unique dans l’histoire des hommes » – confère un caractère éminemment singulier (d’anéantissement de la civilisation humaine) à cette guerre que quelques marxistes lourdement matérialistes s’entêtent encore à qualifier de conflit inter-impérialiste. Ou encore qu’il y prévoit que l’ « énergie russe » et le général Hiver finiront par creuser la tombe du nazisme, mais aussi par conférer une nouvelle légitimité au stalinisme. Ou enfin qu’il y révèle, avant tout le monde et sur la base d’informations circulant dans les milieux espagnols, la véritable identité (Ramón Mercader) de « Jackson-Mornard », l’assassin de Trotski. Toutes choses qui font de ce livre un témoignage impressionnant d’intelligence. Indépendamment du reste, tout le reste : des portraits d’une grande finesse psychologique, des marques d’amitié indéfectible, des réflexions tranchantes, des récits de voyage à travers le Mexique. Un très grand livre, en somme.

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1. Il manque notamment, pour l’année 1936, la documentation saisie à Victor Serge lors de son expulsion d’URSS en avril.

2. « Pages de journal (1936–1938) » et « Pages de journal (1945–1947) » Paris, Les Temps modernes, n° 44 (juin 1949) et n° 45 (juillet 1949) et Carnets, Paris, René Julliard, 1952, 222 pp., textes choisis par Maurice Merleau-Ponty – ouvrage réédité sous le même titre, avec une préface de Régis Debray, « Le beau métier de vaincu » : Arles, Actes Sud-Hubert Nyssen, 1986, 184 pp.

3. La période 1936–1939 reprend les « Vieux Carnets » de l’édition Julliard (1952), complétés d’un texte de 1938 en mémoire de Maurice Parijanine paru dans la revue Les Humbles (n° 8–12, août-décembre 1938) ; la période 1940–1943 provient du « fonds Victor Serge » d’Amecameca ; l’année 1944 reprend les « Nouveaux Carnets » de l’édition Julliard déjà citée ; la période 1945–1947 regroupe des textes retrouvés dans le « fonds Victor Serge » de Yale University, les « Pages de journal » publiées en 1949 dans Les Temps modernes et les inédits du fonds « Victor Serge » d’Amecameca.

4. Victor Serge, Les Derniers Temps, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1998, p. 320. Rappelons que ce roman fut écrit à Mexico entre 1943 et 1945 et qu’il constitue, sans doute, l’une des descriptions les plus subtiles de cette époque d’effondrement.

5. Ibid, p. 64.

6. Auteur des indispensables Journal de guerre 1939–1942 (Phébus, 1997) et Planète sans visa (Phébus, 1999).

7. Sur ce groupe et les débats qui l’agitèrent, nous renvoyons le lecteur à l’étude de Claudio Albertani, « Le groupe Socialismo y Libertad. L’exil anti-autoritaire d’Europe au Mexique et la lutte contre le stalinisme (1940–1950) », publiée dans le n° 43, 2010, de la revue Agone, pp. 241–261.

Ces Carnets constituent, comme l’affirme la préface, un « journal de bord en prise directe sur la réalité » (p. VII) et « la première couche de son [Serge] œuvre littéraire et historique » (p. X). Ces pages, accompagnées d’un important appareil critique – glossaire, index des noms et des lieux –, couvrent douze années de la vie (celles de 1936-1940 sont les plus maigres, tandis que les années 1943 et 1944 sont les plus prolixes) de Victor Serge, qui nous le montrent sous un angle plus immédiat et intime à la fois.

Les pages écrites à bord du Capitaine Paul-Lemerle (le même bateau où se trouvent André Breton et Claude Lévi-Strauss), quittant la France occupée, puis dans les Caraïbes, sont traversées de déclarations d’amour pour Laurette Séjourné, sa compagne, qui ne pourra le rejoindre avec leur fille que plus tard. « Je me couche avec ton ombre » écrit-il le soir du 31 mars 1941 (p. 67). Et il est vrai que l’ombre de ses proches – Laurette, comme ses enfants Vlady et Jeaninne – est plus visible dans ces pages. Elle resitue également son combat au plus près de sa vie de tous les jours. Ainsi, apprenant le suicide de Stefan Zweig et de sa femme au Brésil, il écrit : « Je le comprends et l’approuve. Moi je t’aime et t’attends et tu m’aideras à garder une envie acharnée de travailler et de me battre. Cela vaut mieux, quelle que soit l’époque. La solution de l’en-avant est toujours la meilleure, tant qu’elle est disponible » (p. 179).

L’intérêt de ces Carnets est multiple. Victor Serge y dresse de nombreux de portraits de contemporains qu’il fréquente : André Breton, Julían Gorkin, Alice et Otto Rühle, Natalia Sedova (la veuve de Trotsky)…  D’autre part, il décrit longuement, en partie sous l’influence de Laurette, archéologue, les sites historiques et, tel un ethnologue, la culture et la vie quotidienne en ces années là au Mexique et au sein du milieu des exilés. Il nous informe également de l’ambiance dans laquelle il évoluait et écrivait. Et le terme « ambiance » est bien léger pour dire la charge de menace, de précarité et de désespérance qui pesait sur lui. Ainsi, il note à la date du 22 janvier 1943 : « j’existe trop fortement et [que] je suis en ce moment complètement isolé, matériellement vaincu, sans argent, sans tribune, sans parti, sans appuis » (p. 268). Et quelques semaines plus tard, à propos de la difficulté de trouver un éditeur pour Mémoires d’un révolutionnaire et, plus globalement, pour tout livre critiquant le régime soviétique, alors dans le camp des alliés : « Cela changera sans doute, et peut-être bientôt, mais comment vivre en comptant sur ce bientôt qui peut contenir une époque, alors que chaque semestre pèse son poids de loyer et de pain quotidien ? » (p. 281).

Si, globalement, les réflexions sur ses propres romans sont peu nombreuses, il revient à plusieurs reprises sur les raisons et la difficulté d’écrire, sur son propre parcours – « … C’est à Leningrad, à l’hôpital Marie, en 1928, mourant (je l’étais réellement et le savais), que je pris la résolution d’écrire et si possible des choses durables, en tout cas des choses méritant au moins une certaine durée » (p. 525) –, et, de façon plus générale, sur le rôle, la place de l’art et de la littérature. Cela nous vaut des pages incisives sur Le Procès de Kafka – « Ce pourrait être la satire visionnaire d’une époque à venir. Kafka semble avoir pressenti les machineries totalitaires, leur écrasement parfait de l’homme, leurs égorgements et c’est en ce sens que son roman est d’un visionnaire-prophète » (p. 494-495) – et le film Superman (p. 342), en passant par une longue et répétée confrontation avec le surréalisme. En effet, Serge est un critique attentif de ce mouvement. Non seulement, il a croisé ou connu plusieurs de ses protagonistes – André Breton, Benjamin Péret, Victor Brauner, Pierre Mabille, Leonora Carrington… –, lu ou vu nombre de leurs ouvrages et de leurs tableaux, participé aux jeux surréalistes – notamment, avec Breton sur le bateau quittant la France, au jeu des questions-réponses, donnant à la question « Qu’est-ce que le matérialisme historique ? », l’étonnante réponse : « Une défaite que nous transformerons en victoire lumineuse » (p. 85) –  et en discute régulièrement dans ces pages. Son jugement, très sévère, mériterait d’être plus nuancé. Il n’en demeure pas moins pertinent. Il parle d’une rébellion « entièrement manquée » (p. 156) et d’une « découverte intéressante, dans le domaine de l’art, faite dans les plus mauvaises conditions, dans les cafés de Paris et l’atmosphère déliquescente du lendemain de la Première Guerre mondiale » (p. 159). Mais de rajouter et de conclure plus d’un an plus tard : « Et il y avait, il y a pourtant quelque chose de profond, de vivant, une sorte de révélation douloureuse et audacieuse dans le surréalisme. Seulement, les surréalistes sont bien petits à côté de leur découverte » (p. 376-377).

Mais ces Carnets sont aussi, évidemment, le lieu d’intenses réflexions politiques, où Serge tente de dégager les contours de la défaite contre laquelle il se bat. Il revient sur sa rupture avec Trotsky et ce qu’il nomme le « bolchévisme de la décadence » (p. 259) : « La IVe Internationale a quelques groupes aux États-Unis et de faibles noyaux dans le monde. Sa doctrine reste celle du bolchévisme de 1917-1927, gravement déformée par la persécution et appauvrie par le manque d’hommes ; sclérosée et dépassée » (p. 249). Et d’arrêter que « le vrai drame en tout ceci est celui de la perversion d’une mentalité révolutionnaire » (p. 259). Il est d’ailleurs possible de déceler dans la reprise du terme « totalitarisme » une légère inflexion. Confronté à la censure, aux falsifications et aux menaces bien réelles des stalinistes, Serge tend parfois à donner du régime de l’URSS une description trop unilatéralement policière, et à proposer des pistes en-deçà de ce qu’il dénonce. « Un totalitarisme collectiviste éclairé, avec forte tendance à la technocratie » (p. 340) comme alternative à la bureaucratie stalinienne dans les années 1920, et le militantisme au sein des organisations socialistes modérées après 1945. En tous les cas, Serge appelle à un renouvellement du marxisme au vu des transformations économiques et des avancées de la psychologie.

Dur métier que celui de vaincu note Serge, dont le combat a des affinités avec ce que Walter Benjamin – dont Serge apprend le suicide sur le Capitaine Paul-Lemerle et dont il a lu le « remarquable » essai sur Baudelaire – analysa dans ses thèses sur la tradition des vaincus. Serge n’en demeure pas moins inflexible, attaché à une éthique dont il a fait son code de conduite : « Où prendre, il est vrai, un critérium, dans les époques confuses ? Il n’y faut point, je crois, trente tomes de dialectique. Les occasions de comprendre ne nous ont pas manqué depuis une trentaine d’années et elles exigent moins de l’intelligence que du simple courage. Au fond de la défaite, il nous reste encore le non-consentement à l’inhumain, le refus de fermer les yeux, le refus de désespérer de nous-mêmes et dès lors de tout. Lâchée cette dernière corde, l’on tombe au domaine de la putréfaction » (p. 618).

En mai 1946, malade du cœur, il évoquait la mort, s’affirmant tout à la fois en « état de disponibilité tranquille » et marqué d’« un attachement sensuel à la vie » (p. 653-654). Ce sera un peu plus d’un an plus tard, le 17 novembre 1947, seul, dans un taxi, qu’il devait mourir. La préface des Carnets annonce que cette édition « n’est ni complète ni définitive » et que « d’autres documents pourraient resurgir » (p. X). Souhaitons-le, tout en nous réjouissant déjà de l’effort de publication de ces dernières années, qui rend justice à l’écrivain et au révolutionnaire que fut Victor Serge.

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