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Les éditions de la rue Dorion

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  • Théories féministes voyageuses
  • Mara Montanaro

  • Préface de Verónica Gago

  • 272 pages

  • Parution le 24 mai 2023

  • Format 12 x 17 cm

  • ISBN : 978-2-924834-42-8

  • Prix : 22.95 $

  • --- Format e-pub ---

  • ISBN : 978-2-924834-44-2

  • Prix : 15.99 $

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Théories féministes voyageuses

Internationalisme et coalitions depuis les luttes latino-américaines

Violence coloniale et violence domestique, corps-territoire, extractivisme, grève, production, reproduction, travail des femmes, résistance, communs : autant d’enjeux pour la philosophie politique que Mara Montanaro analyse à la lumière des travaux de nombreuses théoriciennes féministes, notamment du Sud global. Dans ce livre qui se situe au confluent de l’ouvrage savant et de l’appel à la révolte, elle tisse des liens depuis les marxismes hétérodoxes italiens jusqu’aux éco­féminismes latino-­américains.

Comment ces « théories féministes voyageuses » ont-elles été transplantées, depuis l’espace de la réflexion, au sein de différents mouvements féministes ­latino-américains ? Comment déconstruire les modalités de connaissance eurocentrées et souligner par le même geste les limites d’un sujet féministe à prétention universelle ? Comment construire une cartographie des féminismes latino-américains pour envisager des luttes transnationales dans la multiplicité de leurs programmes théoriques et politiques ?

« On lira dans ces pages la quête d’une écriture féministe de la philosophie : généreuse en citations, donnant la parole aux autres, cherchant davantage à fédérer autour d’une série de problèmes qu’à revendiquer la marque d’autrice comme un signe de distinction. Faire de la philosophie féministe est une question de méthode, mais aussi une position politique. » Verónica Gago.

Cet ouvrage a paru en Europe aux éditions Divergences

Mara Montanaro est philosophe, militante et commissaire d’exposition. Elle est aussi directrice de programme au Collège international de philosophie et est notamment l’autrice de Françoise Collin. La révolution permanente d’une pensée discontinue (2016).

Recensions et articles de presse

Dans cet essai philosophique féministe, Mara Montanaro nous présente, entre autre, l’internationalisme et les coalitions féministes, depuis les luttes latino-américaines, à Abya Yala. Elle fixe tout d’abord son paradigme, pour une philosophie féministe subversive et critique, qui remet en question l’universel de la tradition patriarcale de la philosophie. Elle rappelle également l’importance de se positionner.

L’autrice commence par élaborer autour du sujet politique féministe « Nous les femmes» et le paradoxe qu’il crée. En effet, il y a exigence politico-militante de parler avec ce «nous» mais en même temps, il faut faire attention à ne pas tomber dans l’essentialisme.

« S’il existe une expérience commune des femmes, ce serait celle de l’absence d’essence. »

Cela nous amène au trouble dans le genre (cf. Butler et Wittig) et à une critique de la binarité ainsi qu’au désir «queer». Les différences dans cette catégorie «femmes» que nous pouvons également percevoir grâce aux femmes subalternes du sud globale nous conduisent à conceptualiser les intersections des oppressions et à penser un féminisme décolonial. Créer des coalitions en vue d’objectifs concrets et nous unir est primordial. Ces mouvements sont intersectionnels, car les subjectivités féministes sont toujours croisées et multiples.

En Amérique latine, on peut noter des problématiques spécifiques comme l’occultation des conceptions précoloniales du genre, la déshumanisation des femmes colonisées ou encore les débats autours de l’existence du patriarcat dans les sociétés autochtones précolombiennes. Le but n’est pas d’effacer la différence coloniale entre les femmes mais de la penser, en une résistance qui refuse l’intégration. L’autrice nous montre ensuite comme est apparue la grève féministe de 2019 en Amérique latine et ses intrications avec le travail reproductif. Sur les pas de Segato et Federici, elle montre la guerre qui est faite contre le corps des femmes et les liens entre celle-ci et les violences institutionnelles. L’essai retrace la généalogie qui a engendré ce mouvement-là.

À Abya Yala, de nos jours, les luttes autour de la reproduction sont liées à celles pour la réappropriation de la terre, contre l’expropriation et l’extractivisme. Montanaro nous explique la notion spécifique de corps-territoire (relier les différents types de violences et d’oppressions qui touchent autant les corps féminins/dissidents que les territoires). Le mouvement latino-américain dénonce le pillage environnemental ainsi que l’accaparement des terres autochtones et paysannes.

L’autrice fait une cartographie des luttes féministes communautaires et indigènes et ainsi nous découvrons des communautés de femmes opprimées mais aussi rebelles (communauté Xinka, Mujeres Creando), du Guatemala ou de Bolivie, qui vivent dans la réciprocité et la complémentarité, en pratiquant la guérison grâce au corps collectif (acuerpamiento). Lutte pour l’IVG, joie militante, insubordination et écoféminisme.

J’ai trouvé les thématiques abordées dans cet essai très intéressantes et la pensée de Montanaro très juste mais l’écriture plutôt ardue… ce qui questionne sur l’accessibilité aux savoirs. Néanmoins, un essai de qualité, sérieux et pertinent dans ce domaine très masculin de la philosophie et une pensée à suivre !

[ Service presse / partenariat non rémunéré]

https://www.instagram.com/lecturefeministe

Recodifier le féminisme Lynda Dion

Pratiquer la philosophie, pour une féministe, relève du paradoxe : comment exercer une discipline qui nie l’existence même de la femme en tant qu’être pensant ? Et si la philosophie n’était qu’une (autre) idéologie qui assurerait la suprématie masculine ?

Mara Montanaro commence son essai Théories féministes voyageuses en levant le voile sur la résistance qui s’exerce contre le questionnement critique féministe en philosophie.

La posture que l’autrice adopte est celle d’un éveil nécessaire qui produit un « tremblement » face à l’universel et aux contenus sexistes perçus comme des faits incontestables. L’essayiste s’attaque ainsi à la déconstruction de la tradition philosophique, eurocentrique et patriarcale pour « repenser ses méthodes, ses objets conceptuels, [en mettant à jour] ses impensés ».

Sujet philosophant sexué

Le plus étonnant de ces « impensés » est la prétendue « universalité/ neutralité du sujet philosophique/ philosophant » : une idée aujourd’hui difficilement défendable, mais que

la tradition philosophique empêche de remettre en cause. La méthode féministe suggère au contraire qu’il faut se positionner philosophiquement et géographiquement pour éviter la neutralisation du point de vue et l’universalisation du savoir. L’approche de Montanaro n’est pas que féministe, elle est aussi décoloniale et matérialiste. L’autrice conçoit la philosophie non seulement comme une théorie pratique, mais aussi comme une pratique théorique, « une philosophie qui se sait matériellement située dans le monde réel ». Ainsi, la notion de « théorie voyageuse », présentée dans le titre et empruntée à l’intellectuel palestino-américain Edward W. Said, met en évidence la pluralité des féminismes. Dès lors, il devient impératif de « faire voyager » ces différentes théories en resituant les réflexions qui en sont à l’origine, et qui sont elles-mêmes nées d’expériences historiques et géographiques : « Je me propose donc de fissurer l’histoire linéaire et cumulative des féminismes à travers le repérage des discontinuités pour voir à travers ce geste que l’histoire ne peut pas être linéaire, et dans ce cadre raconter d’autres histoires féministes. »

Pour y arriver, Montanaro s’impose un ancrage géopolitique spécifique, celui des mouvements féministes latino- américains, lesquels ont créé – c’est son hypothèse – « de nouveaux modes de subjectivation, un véritable champ de lutte internationale, en visant à la fois une révolution libidinale et économique et en tissant des liens avec les autres mouvements sociaux, notamment les mouvements anti-racistes et écologistes ».

La grève féministe

Le parcours proposé par Montanaro est à la fois vaste et précis. Le champ des luttes des féministes latino- américaines laisse entrevoir une transversalité politique qui « construit un véritable mouvement commun, un soulèvement collectif qui lutte contre la violence systémique du patriarcat à la fois capitaliste, racial et colonial sur les femmes et sur tous les corps féminins et dissidents ». La question du féminisme est posée d’une nouvelle façon, plus subjectivement radicale, et elle incite au ralliement. La grève, par exemple, fait éclater la distinction entre luttes syndicale et politique. Elle devient générale « parce que féministe et ancrée dans une condition commune, matérielle et partagée : notre précarité ». Le concept d’intersectionnalité est redéfini, l’accent est déplacé : la revendication passe de la simple reconnaissance des identités à l’importance de nommer la multiplicité des expériences de l’oppression et de l’exploitation. Le système qui a favorisé et maintenu jusqu’ici la domination du corps physique, social et sexuel des femmes est également celui sur lequel repose le monde : le patriarcat capitaliste. Ce concept démontre à quel point « le capitalisme et la division internationale du travail ne peuvent fonctionner sans le patriarcat, car le processus sans fin d’accumulation du capital repose sur l’exploitation du travail gratuit des femmes ». Cette dernière idée donne lieu à une réinterprétation ou à une relecture du marxisme (forcément « situé ») qui mérite certainement qu’on s’y attarde. L’ouvrage de Montanaro ouvre encore ici une brèche dans la pensée hégémonique occidentale.

Impossible de conclure cette trop brève critique sans remercier les éditions de la rue Dorion, qui ont rendu possible la lecture de ces Théories féministes voyageuses, rassemblées par Mara Montanaro. Les luttes des femmes latino-américaines constituent une véritable inspiration, car elles recodifient, pour ainsi dire, le féminisme : « Comme le dirait bell hooks, il s’agit d’un féminisme révolutionnaire qui a comme objectif la transformation radicale de la société, le renversement du système patriarcal et non une modification de ce dernier. » Il me semble que notre monde a plus que jamais besoin de cette philosophie.

Mara Montanaro Théories féministes voyageuses Préface de Vérónica Gago Montréal Éditions de la rue Dorion 2023, 267 p. 22,95 $

Pas facile d’être féministe. Mais féministe et philosophe, c’est un enfer. Dès ses origines, la philosophie occidentale est un « boys club » où apparaissent les premiers rudiments de la domination masculine. Partant de ce postulat, la philosophe Mara Montanaro invite à considérer la « philosophie féministe » comme un éveil, un bousculement du corpus traditionnel, en relevant ce qu’elle pose comme ses « impensés » : la supposée neutralité — c’est-à-dire, sa posture non sexuée — du sujet philosophant, son positionnement eurocentrique… Pour philosopher, encore faudrait-il s’ancrer dans le « monde réel », puisque les concepts, loin d’être porteurs d’universalité, feraient écho à des « temps » et des « corps ». En empruntant à Edward Saïd celui de « théories voyageuses », l’auteure s’appuie sur les particularités « des mouvements féministes latino-américains » et les insère dans une lutte féministe décoloniale et globale, vue comme une « marée qui inonde les rues de milliers de villes ». Cet essai entend donner à comprendre que « réécrire un passé » où les femmes peuvent s’inscrire est d’une extrême actualité.

Irène Sulmont

https://www.monde-diplomatique.fr/2024/06/SULMONT/67107

https://diacritik.com/2023/11/07/entretien-mara-montanaro-les-theories-feministes-voyageuses/

Entetien avec la philosophe, militante et autrice des Théories Féministes Voyageuses.

Placer la vie au centre de nos luttes comme le font les féministes en Amérique Latine est révolutionnaire ; partir des expériences des corps en lutte pour réinterroger nos impensés européano-centrés et colonialistes l’est tout autant. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de créer « des territoires existentiels », des espaces de pensée et d’actions collectives révolutionnaires. C’est dans cette perspective critique et émancipatrice que s’inscrit le nouvel essai de Mara Montanaro, Les Théories Féministes voyageuses aux éditions Divergences. En partant des spécificités des luttes féministes latino-américaines, la philosophe montre qu’il est possible de déployer une pensée critique et internationaliste depuis une réflexion sur des luttes locales et avec un contexte national précis. Partir d’un point situé pour ensuite élargir et faire voyager la pensée plutôt que de postuler l’universalité ou l’exemplarité de sa situation est un exercice de pensée « par le bas », central dans les démarches décoloniales et féministes que l’on retrouve chez Gayatri Chakravorty Spivak ou encore Françoise Vergès.

Pour préserver la vitalité des luttes émancipatrices, nous devons déconstruire ce qui reste de colonialiste dans nos façons de penser : réinterroger ce qu’on entend par « nous les femmes », réinterroger ce que nous devons placer au cœur de nos luttes et regarder par-delà les frontières comment d’autres pensent la coalition des luttes. L’exercice est difficile mais l’européano-centrisme nous fait penser en rond ou selon une hiérarchie de pensée qui subalternise le reste du monde. Les Théories Féministes voyageuses est une opération de pensée expérimentale et militante qui brise la sédentarité de nos luttes et crée les conditions pour que circulent nos idées en vue d’un horizon commun. Que vient bousculer ou agiter cet exercice de pensée critique, telle que la pratique Mara Montanaro ?

Au début de ton ouvrage, tu cites Sara Ahmed qui écrit qu’« être féministe, c’est l’être partout ». De fait, tu expliques que pratiquer la philosophie en féministe c’est militer pour une « hétérogénéité théorique » à même de fournir les outils pour cet « état de vigilance féministe » par rapports à la discipline philosophique. Pourquoi avoir choisi de te concentrer sur l’Amérique Latine ? Quels liens intellectuels et/ou affectifs avec ces pays ont pu motiver l’écriture des Théories Féministes Voyageuses ?

C’est une très belle question. Elle me permet de revenir aux raisons pour lesquelles je suis féministe. Je n’arrive pas à définir un moment de ma vie où je n’étais pas féministe, ça fait partie de mon histoire personnelle et politique. Les liens avec l’Amérique Latine se sont créés tout naturellement à partir d’un cours que j’ai donné à Paris 8. J’ai rencontré plein d’étudiantes latino-américaines et puis je suis tombée par hasard sur le livre de Veronica Gago, La Potencia Feminista. C’était au moment de la grève contre les retraites et moi je préparais un séminaire sur les stratégies de grèves féministes. À partir de là, je me suis dit que c’était un geste important de commencer à traduire des extraits de son livre et de les faire circuler.

Cette expérience-là me provoquait une joie dans la lutte, malgré la précarité, malgré la douleur. Quand je regardais de loin ce qui se passait en Amérique Latine, les grandes grèves féministes, ou quand je discutais avec des camarades latino-américaines, je me rendais bien compte qu’il se passait quelque chose d’absolument révolutionnaire comme changer radicalement le monde, lutter contre toute forme d’injustice… Ce qui est étonnant c’est que j’ai pu me plonger dans ces luttes féministes sans me déplacer en Amérique Latine. J’ai pu voir des transformations dans les façons de mener les luttes. À présent, j’ai quand même envie de me déplacer mais cette expérience-là était une expérience d’abord théorique, ou théorico-politique, qui s’incarnait dans des expériences et des luttes.

Et c’est pourquoi tu proposes « un voyage conceptuel et théorique dans les territoires des luttes féministes communautaires et indigènes ». Pour cela tu reprends le concept d’Edward Saïd de « théories voyageuses » mais tu repenses ce voyage des théories avec une articulation entre concepts philosophiques et luttes locales.

C’est absolument ça. Philosopher c’est travailler avec des concepts. Moi je dis toujours que ma philosophie est une philosophie de la chaire, incarnée et matérialisée dans des expériences de lutte. Sinon la philosophie n‘a pas de sens. La philosophie pour moi c’est se frotter dans le réel, dans des temps, dans des corps… C’est ma manière de vivre la philosophie et vivre les concepts. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé cette expérience un peu inédite de voyager avec les concepts, de voir ce que ça donne si on déplace des concepts qui ont toute une histoire, une tradition bien ancrée géopolitiquement.

Il y a quelque chose qui marque à la lecture de Théories Féministes Voyageuses, c’est sa dimension expérimentale. Je n’ai pas eu l’impression de lire un livre de philosophie classique et ça se ressent notamment dans la façon dont tu fabriques les concepts. Ce qu’il y a d’original dans ton travail c’est que non seulement tu fais voyager et correspondre les théories entre elles en tissant un réseau de pensée et de penseuses mais ce réseau internationaliste brise le clivage colonial Nord/Sud. Tu aurais pu choisir d’écrire un livre sur les théories féministes d’Amérique Latine sans parler de « voyages des théories ». Est-ce que tu as eu le sentiment d’expérimenter une façon nouvelle de faire de la philosophie ?

C’était une tentative, une expérimentation mais aussi un risque que je prends dans ma discipline. Et avec ce livre je comprends toute la difficulté que j’éprouve à y entrer, à être titularisée dans cette discipline. C’était une expérimentation mais aussi la seule manière que j’ai trouvé de vivre une philosophie féministe par l’écriture. Il y avait aussi une tentative de créer une écriture féministe de la philosophie. Je n’ai pas encore eu des retours par l’académie philosophique mais je pense qu’elle ne voudra pas entendre ce dispositif là car je m’éloigne de toute une tradition que j’essaie de décomposer de l’intérieur. Et ça, forcément … il faudra encore du temps.

Le dialogue que j’essayais de tisser était avant tout un dialogue Sud-Sud en passant par le Nord que j’habite. L’idée était de montrer d’abord comment les concepts qu’on utilise sont empoisonnés dans une tradition : les concepts marxistes, les concepts de famille, de nature… Il fallait ébranler tous les cadres, montrer comment – et là était pour moi toute l’opération décoloniale – des concepts comme celui de grève, de travail ou de re-production, forgés dans une tradition eurocentriques sont resignifiés par les expériences de lutte dans les suds.

Il y a aussi des concepts qui naissent en Amérique Latine comme celui de « corps-territoire ». Comment opérer une traduction politique de ces concepts, comment les faire voyager ? L’idée du voyage est centrale dans ma démarche : comment un concept issu d’une situation locale précise peut être exporté dans un contexte en Afrique, en Inde et ailleurs ?

L’idée de traduction que tu évoques ici est au cœur de ton projet où tu souhaites « analyser la traduction politique d’un concept quand il se déplace ». Comment est-ce-que tu t’y prends pour ne pas parler « à la place de » ou t’approprier des luttes ?

Ma position a été de prendre en compte tout le colonialisme du discours ainsi que les diverses violences épistémiques à l’œuvre dans les façons de faire la recherche. L’idée ce n’était pas d’ouvrir un nouvel espace de réflexion mais de traduire des expériences, les faire passer. Ma position était celle d’une passeuse de ces expériences-là. Je voulais faire en sorte qu’elles soient lisibles, intelligibles, visibles et montrer qu’il y a tout un refoulement colonial et racial dans nos discours et dans certains de nos concepts. Je ne sais pas si j’ai réussi à le faire mais je voulais être très attentive à ça. De n’avoir jamais un regard surplombant mais toujours d’entrer avec toute la justesse, la délicatesse, la passion et le respect que j’ai pour ces expériences de lutte. Je voulais faire connaître à la fois des expériences et des penseuses comme Lorena Cabnal, Maria Lugones, Raquel Gutiérrez Aguilar, Silva Rivera Cusicanqui qui sont très peu connues en France et peu traduites. En ce sens, ce projet est un peu une boîte à outils dont on peut se servir et non pas un geste d’appropriation.

La question du territoire est multiple dans ton travail. Le territoire est tantôt un point de départ, un espace à défendre de l’expropriation et tantôt ce qu’il faut dépasser pour traverser les frontières. La discipline philosophique me semble aussi un territoire particulièrement bien gardé que tu viens chambouler. Est-ce que tu pourrais nous parler de la place que tu donnes au territoire dans ta démarche ?

S’il est tout à fait important de montrer l’ancrage géopolitique et la dimension située de ces luttes, j’avais aussi envie de parler d’un besoin d’internationalisme, de l’idée qu’on dépasse un état-nation. Ce qui compte pour moi c’est cette cohabitation et cette coalition internationale. Si on territorialise les luttes on ne comprend pas l’enjeu qui vient après : l’internationalisme. Je regarde comment créer les conditions nécessaires à un internationalisme à partir de ces luttes situées. Ce désir d’internationalisme est essentiel dans mon féminisme et je le pense au cœur de toute position politique véritablement révolutionnaire. Mais il est vrai que le territoire dans ce livre est à plusieurs niveaux avec l’idée d’une discipline philosophique dans laquelle je me situe aux marges, et que j’essaie de transformer. La philosophie est le territoire dans lequel j’ai grandi mais j’ai besoin d’air, de sortir de ce territoire et je l’ai toujours fait de plusieurs façons et particulièrement à travers les luttes.

Finalement, avec cette façon que tu as trouvé de faire de la philosophie tu crées un « territoire existentiel » comme les féministes d’Amérique Latine. Mais quel serait un territoire existentiel collectif ?

Veronica Gago parle de territoires existentiels et à un moment donné j’avais abordé la possibilité de territoires qui soient ré-existentiels : si on imagine des nouvelles possibilités de vie on déploie une résistance qui est active et affirmative. On ne peut pas ne pas le faire. C’est une manière d’apprendre à construire sur les décombres, sur des ruines. Comment inventer, comment agir et être dans une subjectivité active et résistante sans imaginer de nouvelles possibilités de vie ? Ces existences ne peuvent pas être qu’individuelles. La libération c’est toujours un processus collectif. Ce n’est que dans l’être-ensemble et dans l’agir-ensemble qu’on peut recréer ces territoires-là. Ça fait partie de mon rapport à ma discipline aussi en effet… et j’espère que cette boîte à outils que je lance comme une idée permettra la création de nouveaux territoires existentiels collectifs dans la philosophie.

Il y a justement un outil révolutionnaire dont tu parles dans ton ouvrage et qui est celui de la grève. Comment les luttes féministes dont tu parles resignifient cet outil ? Qu’est-ce qu’elles apportent de nouveau ?

Ce qui m’a frappé dans les luttes latino-américaines c’est que la grève devient générale car elle est féministe. Je pense au mouvement Ni Una Menos (« Pas une de moins »), contre les féminicides en 2015 et 2016. Qu’est-ce que les féminicides ont à voir avec une grève ? Et bien justement on lutte ensemble : il s’agit d’une lutte contre une violence à la fois économique, décoloniale, raciale, d’une lutte contre la violence sur le corps des femmes. La grève en Amérique Latine c’est à la fois un dispositif de lutte mais aussi une cartographie, un diagnostic précis des violences faites aux femmes couplé à un regard sur la trame économique de la violence. La grève permet de lutter contre toutes violences. Cette expérience est singulière et puissante parce qu’elle est non seulement un évènement mais un évènement qui se tisse dans la durée, qui sort du temps, du temps domestique, du temps de la violence. C’est pour ça qu’il m’a semblé important de re-conceptualiser la grève et de l’inscrire dans toute son histoire de sabotage, de montrer que la grève continue d’agir et d’être efficace.

Cette idée d’une grève générale féministe et intersectionnelle existe en France mais elle ne me semble pas aussi efficace. Est-ce que tu saurais dire pourquoi ?

C’est la question que je me suis toujours posée et c’est d’ailleurs en partie ce constat qui m’a poussé à écrire ce livre. Le mouvement Ni Una Menos n’est pas arrivé en France avec la force qu’il a trouvé en Espagne ou en Italie. Je pense que ça a un lien avec la fragmentation que j’ai toujours remarqué en France et plus particulièrement quand j’ai commencé à fréquenter des collectifs de femmes d’Amérique Latine. Cette fragmentation est liée à une histoire très locale. Il y a une grande élaboration théorique qui a toujours existé en France dans les mouvements féministes, où il y a cette capacité à couper les cheveux en quatre, à réfléchir de manière très précise… mais il y a une sorte de détachement et de fragmentation, voire de séparatisme, par rapport aux différentes luttes. Je pense par exemple aux séparations entre les communautés queer – qui, je trouve, déploient des possibilités de luttes et d’invention plutôt radicales -, les mouvements de lutte éco-féministe, ou les collectifs qui font partie de la gauche radicale. Je vois aussi une séparation entre les milieux plutôt intellectuels et les milieux militants : ton militantisme est mal vu dans les milieux intellectuels et académiques ou bien ta posture intellectuelle est mal perçue dans les milieux militants. Tout ça doit être recomposé, réinventé. Nous avons des ennemis communs : la montée des fascismes, la montée de l’extrême droite. C’est là, à mon avis, qu’on peut composer avec nos différences, aussi conflictuelles qu’elles soient. Mais cette opération-là n’a pas encore lieu en France.

Tu décris les femmes autochtones comme étant les véritables sujets révolutionnaires et ça vient rompre avec nos imaginaires problématiques de la révolution ou de l’insurrection comme quelque chose de masculin et de viril. Pourquoi les femmes autochtones pourraient-elles être de nouvelles figures révolutionnaires ?

Tu as raison de dire que c’est un problème. C’est une tradition masculine où on met toujours en avant la lutte des classes et après la lutte des femmes. Cette hiérarchie qui a toujours eu lieu en Europe est complètement éclatée en Amérique Latine. Je parle des femmes autochtones comme de véritables sujets révolutionnaires parce que le fait de remettre la question de la terre au centre est complètement révolutionnaire. Il y a déjà des théoriciennes comme Silvia Federici ou Maria Mies, qui sont retraduites en Français grâce aux éditions de l’entremonde, qui font partie d’une tradition souterraine hétérodoxe et révolutionnaire, qui ont montré comment la reproduction et le corps des femmes est un sujet au cœur du processus révolutionnaire. Le pas de côté que je fais par rapport à elles c’est de montrer la spécificité des femmes autochtones d’Amérique Latine en tant que sujet révolutionnaire. C’est là que de véritables processus révolutionnaires sont en train de se passer car la vie, dans ses exigences primordiales, est remise au centre en dépit du continuum de violence et de la précarité qu’elles subissent.

En France nous avons plus ou trop peu de terres à défendre comme les autochtones dont tu parles. Comment être révolutionnaire en France sans coalition avec des luttes autochtones ?

C’est une vraie question. La lecture française qui m’a le plus frappée à ce sujet a été le livre de Fatima Ouassak, Pour une écologie Pirate. Le territoire ici est déjà marqué par des refoulements coloniaux, impérialistes, ou par des violences homophobes. Mais ce qu’on peut faire c’est tenter de transposer ces expériences de luttes autochtones avec notre expérience urbaine : ça peut être du côté des quartiers populaires mais pas seulement. Comment reconstruire à partir des violences qu’on subit sur nos territoires ? Il faut remettre la vie au centre et prendre conscience de nos interdépendances. Ce que les autochtones font sur leurs territoires nous pouvons le faire sur nos territoires urbains. Il faut en tout cas partir de nos expériences et de notre territoire. Même s’il est biaisé ou noyé, on peut le resignifier. D’où l’idée de Fatima Ouassak d’un projet écologique qui n’est pas seulement blanc et bourgeois mais qu’on peut resignifier grâce aux coalitions : quelle est la finalité de nos luttes ? Pour quel horizon nous battons-nous ?

Ton ouvrage aborde aussi la question de la joie, de la nécessité de remettre la joie au centre de nos luttes. Tu appréhendes « la joie comme intensification de la vie, une façon de travailler le réel ». La grève féministe est une coalition joyeuse et tu observes que la joie peut être un contre-pouvoir, tu cites même l’enseignement de Deleuze selon lequel tout pouvoir a besoin de la tristesse pour exercer sa domination. Est-ce que tu pourrais nous parler de cette puissance joyeuse qui me semble être très liée à la façon dont on milite en Amérique Latine ?

Oui, je pense que tu as raison et que c’est très lié au militantisme féministe en Amérique Latine. En les voyant en acte tu peux comprendre toute la force et la puissance qui vient de ces expériences-là. La question de la domination est liée à ce qu’on appelle des corps tristes, abîmés, déchirés, violés ou volés. Ce que j’ai pu observer c’était qu’à partir de situations de précarisation, d’invisibilisation, il y a quand même des moyens de résister et ce moyen est la joie collective qui vient du fait de se retrouver ensemble et de créer des espaces collectifs d’existence. Tu te rends compte que ce processus de joie et d’existence est un processus auquel il faut tenir dans nos vies mais aussi dans nos constructions collectives. Il faut faire en sorte que cette joie militante traverse les vies, qu’elle fasse face aux moments de douleur, de précarité ou de deuil. Il ne s’agit pas d’une joie new age, c’est une joie vraiment politique dont je parle. Je l’ai vu récemment au cours d’une discussion avec des camarades d’Argentine qui me parlaient de leur situation insoutenable et me racontaient que tous les acquis qu’ils et elles ont pu avoir par les luttes sont menacés si Javier Milei passe au pouvoir. Mais elles continuent à agir. Il y avait une joie même dans le fait de faire des tracts, dans le fait de créer une manifestation et de descendre dans la rue. C’est réel, ce n’est pas utopique. Faire une fête ça peut aussi être un moment de réappropriation du temps, c’est se soustraire à un temps qui est celui de la production désespérée, un temps où on est engloutis par des logiques capitalistes. Quand on est ensemble et qu’on crée différemment on se soustrait à ça, même une heure. C’est un interstice, une brèche qui peut ouvrir des possibilités. Ça peut toujours être le moment où ta vie, ton existence peut se transformer.

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