Celia Izoard est philosophe de formation. Franco-Anglaise, elle travaille comme journaliste dans l’équipe de la revue de critique sociale Z et a coécrit plusieurs ouvrages critiques des nouvelles technologies. Ses travaux pointent le fait que les nouvelles technologies qui déferlent sur notre quotidien font disparaître, non seulement la liberté, mais aussi le désir de liberté, et nous rendent de plus en plus dépendants, jusque dans notre intimité profonde, des grandes entreprises et d’un appareil industriel totalement délirant. Celia Izoard a traduit plusieurs livres sur ces mêmes sujets, dont celui de l’historien David Noble, Le progrès sans le peuple, également paru aux Éditions de la rue Dorion. Elle galement traduit Howard Zinn et Noam Chomsky.
George Orwell
Édition établie par Claude Rioux et Thierry Discepolo
Postface de Celia Izoard et Thierry Discepolo
Nouvelle traduction de Celia Izoard
512 pages
Parution le 23 janvier 2019
Format Format poche (17 x 12 cm)
ISBN : 978-2-924834-01-5
Prix : 21.95 $
--- Format e-pub ---
ISBN : 978-2-924834-02-2
Prix : 14.99 $
- Acheter sur le pressier
1984
« Novlangue », « police de la pensée », « Big Brother »… Soixante-dix ans après la publication du roman d’anticipation de George Orwell, les concepts clés de 1984 sont devenus des références essentielles pour comprendre les ressorts totalitaires de la société actuelle. Dans un monde où la télésurveillance s’est généralisée, où la numérisation a donné un élan sans précédent au pouvoir et à l’arbitraire des administrations, où le passé tend à se dissoudre dans l’éternel présent de l’innovation, le chef-d’œuvre d’Orwell est à redécouvrir dans une nouvelle traduction et une édition critique.
En 1984, dans la mégapole tentaculaire d’une superpuissance mondiale, Winston Smith vit, comme les autres membres du Parti, « cadenassé dans sa solitude » sous le regard constant du télécran et de Big Brother. Petit employé de bureau, il se rend chaque jour au ministère de la Vérité, dont la tâche est de lisser le réel par de nouveaux mots de novlangue et d’expurger les archives pour en gommer toute contradiction avec la ligne officielle du moment. Mais quand Winston parvient à se fermer quelques instants aux sollicitations incessantes du télécran, sa sensibilité lui souffle que le monde, un jour, a dû être différent. Dans les interstices de cette société quadrillée, il commence un journal, tombe amoureux et flâne dans les quartiers des proles où subsistent encore quelques fragments du passé aboli…
Cette nouvelle traduction corrige les lacunes de la version réimprimée à l’identique depuis 1950 (une quarantaine de phrases manquantes et de nombreux contresens). Au contraire de la traduction « moderne » parue chez Gallimard en 2018, nous respectons la temporalité d’origine du récit et restituons la dimension philosophique et la fulgurance politique du roman d’Orwell dans les termes que des millions de lecteurs se sont appropriés depuis un demi-siècle, tout en rendant hommage à la dimension poétique de cette œuvre pleine d’humour, d’amertume et de nostalgie.
C’était un jour d’avril froid et lumineux, et les horloges sonnaient 13:00. Winston Smith, qui avançait le menton rentré dans le cou pour tenter d’échapper au vent mauvais, franchit rapidement les portes vitrées des demeures de la Victoire, pas assez vite cependant pour empêcher un tourbillon de poussière gravillonneuse de s’engouffrer avec lui.
Le hall d’entrée sentait le chou bouilli et la vieille carpette. À l’une de ses extrémités, une affiche en couleurs, de proportions démesurées pour l’intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simplement un énorme visage, large de plus d’un mètre : celui d’un homme d’environ quarante-cinq ans à la moustache noire fournie et aux beaux traits vigoureux. Winston se dirigea aussitôt vers l’escalier. Inutile d’essayer l’ascenseur. Même pendant les périodes fastes, il fonctionnait rarement, et le courant électrique était désormais coupé pendant la journée – une des mesures d’économie adoptées en prévision de la semaine de la haine. Son appartement se trouvait au septième étage et Winston, qui avait trente-neuf ans et un ulcère variqueux à la cheville droite, monta lentement en s’arrêtant plusieurs fois pour se reposer. Sur chaque palier, face à la cage d’ascenseur, le visage géant de l’affiche le scrutait depuis le mur. C’était un de ces portraits qui donnent l’impression de vous suivre constamment des yeux. Au bas de l’image, on pouvait lire « Big Brother vous regarde ».
Dans l’appartement, une voix sirupeuse débitait une série de chiffres concernant, apparemment, la production de fonte. Elle sortait d’une plaque de métal rectangulaire semblable à un miroir sans tain qui formait une partie du mur de droite. Winston actionna un interrupteur et la voix passa en sourdine, même si les mots restaient audibles. On pouvait baisser le son de l’appareil (qu’on appelait « télécran ») mais pas l’éteindre complètement. Il s’avança vers la fenêtre : silhouette grêle d’un homme plutôt petit, vêtu d’une combinaison bleue – l’uniforme du parti – qui soulignait sa maigreur. Ses cheveux étaient très clairs, son visage naturellement sanguin, sa peau rendue rêche par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l’hiver qui venait de finir.
Dehors, même à travers la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. En bas, dans la rue, de petits tourbillons de vent entraînaient des spirales de poussière et de papiers déchirés, et malgré le soleil éclatant et le ciel d’un bleu dur, tout semblait décoloré à l’exception des affiches placardées un peu partout. Le visage à la moustache noire vous surplombait du regard à chaque angle stratégique. Il y en avait un sur la façade juste en face. « Big Brother vous regarde », disait la légende, et les yeux sombres s’enfonçaient dans ceux de Winston. Plus bas, au niveau de la rue, une autre affiche, déchirée d’un côté, battait à chaque rafale, couvrant et découvrant alternativement le seul mot « angsoc ». Dans le lointain, un hélicoptère glissa à basse altitude entre les toits, s’immobilisa un instant comme une mouche bleue et repartit en flèche dans un vol incurvé. C’était la police qui épiait aux fenêtres des gens. Cela dit, les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule la police de la pensée était vraiment dangereuse.
Dans le dos de Winston, le télécran continuait son mitraillage de commentaires sur la fonte et la production record du IXe Plan triennal. Le télécran servait simultanément de récepteur et d’émetteur. Il enregistrait dès qu’on émettait un son plus élevé qu’un murmure très bas, et tant qu’on se trouvait dans le champ de vision de la plaque de métal, on pouvait être à la fois écouté et regardé. Bien sûr, il n’y avait aucun moyen de savoir si on était observé à tel ou tel moment. À quelle fréquence et selon quelle règle la police de la pensée se branchait sur un réseau individuel, on ne pouvait que le deviner. Il était même possible qu’elle surveille chacun en permanence. En tous cas, elle pouvait se connecter sur votre réseau à tout moment. On devait vivre, on vivait – par une habitude qui s’était muée en instinct – en partant du principe que le moindre son était écouté et, hormis dans l’obscurité, le moindre mouvement épié.
Winston tournait toujours le dos au télécran. C’était plus sûr – même si, il le savait bien, un dos peut en dire long. À un kilomètre de là, le ministère de la Vérité, où il travaillait, dominait de sa haute tour blanche le paysage cendreux. Et voilà, pensa-t-il avec une sorte de vague dégoût, voilà Londres, capitale de la Zone aérienne Un, Londres qui formait à elle seule la troisième province la plus peuplée d’Océanie. Il chercha dans sa mémoire un souvenir d’enfance qui lui indiquerait si la ville avait toujours ressemblé à ça. Avaient-ils toujours été là, ces alignements de maisons XIXe vermoulues, avec leurs pignons étayés par des poutres, leurs fenêtres colmatées par du carton, leurs toitures couvertes de tôle ondulée et leurs murets de jardins bringuebalant follement dans toutes les directions ? Et ces endroits bombardés où la poussière de plâtre soufflait en spirales, où l’épilobe grimpait sur les tas de décombres ? Et ces zones où les bombes avaient dégagé des surfaces plus vastes, sur lesquelles avaient poussé des colonies sordides de cabanes en bois, semblables à des cages à lapins ? Inutile, Winston ne se rappelait pas. Il ne lui restait de son enfance qu’une série de tableaux brillamment illuminés, sans arrière-plan et pour la plupart incompréhensibles.
Le ministère de la Vérité – Vérigouv, en novlangue – tranchait nettement avec tout autre bâtiment visible alentour. C’était une énorme pyramide de béton d’un blanc éclatant dont la structure à gradins culminait à trois cents mètres de haut. De son poste d’observation, Winston parvenait tout juste à déchiffrer les trois slogans du parti gravés en lettrage élégant sur la façade blanche :
LA GUERRE, C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ, C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORANCE, C’EST LA FORCE
Notre traduction de 1984, qui vient d’arriver en librairies, est née de l’édition par Jean-Jacques Rosat des livres d’Orwell et sur Orwell qu’il a souvent préfacés et parfois traduits pour la collection « Banc d’essais » qu’il a dirigée aux éditions Agone. La lecture de ces « réflexions » livre donc le cadre philosophique et politique de notre projet.
Dans un texte de l’été 1946 (l’époque où il s’engage dans la rédaction de 1984), intitulé Pourquoi j’écris, Orwell déclare : « Ce à quoi je me suis attaché le plus au cours de ces dix dernières années, c’est à faire de l’écriture politique un art (to make political writing into an art).[1] » Un romancier qui travaille ainsi à réunir dans une même œuvre l’art et la politique s’expose à l’accusation de trahir son art, de trahir le roman. Dans Les testaments trahis, Milan Kundera oppose Kafka, le romancier véritable, à Orwell, le faux romancier. Il écrit à propos de 1984 :
Roman ? Une pensée politique déguisée en roman ; la pensée, certes lucide et juste mais déformée par son déguisement romanesque qui la rend inexacte et approximative. Si la forme romanesque obscurcit la pensée d’Orwell, lui donne-t-elle quelque chose en retour ? Éclaire-t-elle le mystère des situations humaines auxquelles n’ont accès ni la sociologie ni la politologie. Non : les situations et les personnages y sont d’une platitude d’affiche. Est-elle donc justifiée au moins en tant que vulgarisation de bonnes idées ? Non plus. Car les idées mises en roman n’agissent plus comme idées mais comme roman, et dans le cas de 1984 elles agissent en tant que mauvais roman avec toute l’influence néfaste qu’un mauvais roman peut exercer.
L’influence néfaste du roman d’Orwell réside dans l’implacable réduction d’une réalité à son aspect purement politique et dans la réduction de ce même aspect à ce qu’il a d’exemplairement négatif. Je refuse de pardonner cette réduction sous prétexte qu’elle était utile comme propagande dans la lutte contre le mal totalitaire. Car le mal, c’est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Ainsi le roman d’Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l’esprit totalitaire, de l’esprit de propagande. Il réduit (et apprend à réduire) la vie d’une société haïe en la simple énumération de ses crimes[1].
L’argumentation de Kundera repose sur l’idée que ce roman ne nous apprendrait rien sur le totalitarisme qu’un livre de sociologie ou de politologie ne pourrait nous apprendre. Il ne serait que « la mise en roman » d’idées conçues indépendamment de lui et communicables par d’autres voies. Il ne serait donc qu’une œuvre de propagande, participant, en dépit de ses bonnes intentions, de l’esprit du totalitarisme qu’il prétend combattre, puisque celui-ci précisément réduit toute forme d’art à de la propagande.
Je voudrais essayer de montrer que ce jugement est faux. 1984 produit sur le totalitarisme un genre de connaissance que seul un roman peut produire et transmettre, une connaissance qui n’est ni historique ni sociologique ni même philosophique, mais une connaissance morale ou pratique, une connaissance non théorique et qui ne fait appel à aucune forme de théorie.
Mais d’abord, quel genre de roman est 1984 ?
1. Quel genre de roman est 1984 ?
La réponse à cette question ne va pas de soi. C’est un roman d’anticipation, sans doute, mais qui combine d’une manière toute à fait singulière l’esprit de la satire philosophique du xviiie siècle, les procédés rudimentaires du roman gothique du xixe et les techniques sophistiquées des romans du courant de conscience de la première moitié du xxe. Ce caractère hybride n’est sans doute pas étranger à son discrédit auprès de critiques littéraires et de romanciers qui ont les exigences de Kundera, mais il est certainement la source de l’atmosphère très particulière dans laquelle baigne le roman, de ce mélange de réalisme sordide et de conte magique, de parodie grimaçante, de fragments de rêves et de dialogues philosophico-politiques – une ambiance qui n’est vraisemblablement pas étrangère à l’immense succès populaire de cette œuvre : en un demi-siècle, 1984 et La ferme des animaux se sont vendus à plus de 40 millions d’exemplaires.
1984 est d’abord, comme le souligne son titre, un roman d’anticipation. Publié en 1949, il raconte une histoire qui est censée se dérouler trente-cinq ans plus tard. Il décrit donc une société fictive, une société qui n’existe pas ou, du moins, n’a encore jamais existé. Dans un roman d’anticipation, en effet, ce ne sont pas seulement les personnages et les événements qui, comme dans tous les autres romans, sont fictifs, mais également la société tout entière où ils prennent place : les formes d’organisation sociale et politique, les techniques, les mœurs, les valeurs, les normes, les croyances, etc., y sont toutes fictives. Les romans d’anticipation nous forcent à imaginer de quelle manière, un jour, des hommes pourraient vivre. Ils enrichissent ainsi le large éventail des sociétés humaines de nouveaux exemplaires qui, à la différence de ceux que nous décrivent les historiens ou les ethnographes, sont des exemplaires fictifs.
La société de I984 est une société totalitaire accomplie, une société intégralement totalitaire ; mais c’est une société originale et singulière. Ce n’est pas une société déjà existante (la société soviétique par exemple) présentée sous un déguisement romanesque : 1984 n’est pas un roman à clé. Mais, bien que fictive, cette société n’est pas pour autant non plus une abstraction : le régime totalitaire de 1984 n’est pas, comme on le dit souvent, un idéal-type abstraitement reconstruit à partir d’une combinaison de traits des systèmes communiste et nazi. Il a des caractéristiques qui le distinguent de tous les autres régimes totalitaires. Par exemple, à la différence des régimes communistes et nazis, il ne cherche aucune expansion ni territoriale ni idéologique, et il est inséparable d’un système géopolitique mondial stable de trois empires, également totalitaires, qui sont en guerre permanente entre eux mais sans avoir ni les moyens ni la volonté de s’envahir ou de se détruire[3]. Pour prendre un autre exemple, les prolétaires, qui constituent 85% de la population, sont considérés comme des sous-hommes ; mais, pourvu qu’ils s’épuisent au travail et consomment le moins possible, le régime se désintéresse de leurs vies et de leurs pensées, et il ne les soumet pas au contrôle total et permanent qu’il fait peser sur les membres du Parti.
Le Parti enseignait que les prolétaires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. Laissés à eux-mêmes comme le bétail dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel selon une sorte de canon ancestral. […] On n’essayait pas de les endoctriner avec l’idéologie du Parti. Il n’était pas désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un patriotisme primitif auquel on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire accepter plus d’heures de travail ou des rations plus réduites. […] La plupart des prolétaires n’avaient même pas de télécran chez eux. […] Ils étaient au-dessous de toute suspicion. Comme l’exprimait le slogan du Parti : « Les prolétaires comme les animaux sont libres.[4] »
On conviendra qu’il est impossible d’appliquer cette description au prolétariat soviétique de l’époque stalinienne. James Conant a raison de voir là un argument contre ceux qui, comme Richard Rorty et, semble-t-il aussi, Milan Kundera, veulent faire des deux premières parties de 1984 une redescription du communisme soviétique. Bien entendu, le régime de 1984 a beaucoup de traits communs avec le régime stalinien, à commencer par la moustache de Big Brother et la barbiche de Goldstein, l’ancien dirigeant que la propagande a transformé en un traître immonde. Mais 1984 n’est pas comme La ferme des animaux une fable allégorique dont chaque épisode a son parallèle dans l’histoire du régime bolchevique.
Certes, l’État de 1984 est un État totalitaire typique, qui partage avec la plupart des régimes totalitaires du xxe siècle une série de traits caractéristiques : police politique, disparitions, torture systématique, exécutions sans jugement, purges, camps, tout l’appareil de la terreur de masse permanente y est présent. Mais la description de ces instruments occupe très peu de place, et certains d’entre eux (les camps notamment) sont seulement mentionnés. Le roman tient leur existence pour acquise : dans un tel régime, elle va de soi. Ce qu’il décrit longuement, en revanche, ce sont les transformations des cadres sociaux, culturels et psychologiques de la pensée :
– l’effet sur les esprits de la surveillance constante par les caméras cachées des télécrans ;
– l’appauvrissement et l’uniformisation du langage par la destruction des mots et l’imposition du novlangue ;
– la modification permanente de l’histoire et des mémoires par l’élimination de toute trace du passé et la rectification permanente des archives ;
– la répression de toute expression, si minime soit-elle, d’une émotion authentique ou spontanée ;
– la diffusion par la propagande d’un flot d’informations et de statistiques qui ne sont pas seulement des déformations de la réalité mais n’entretiennent plus aucune sorte de rapport avec elle ;
– la mise en place de mécanismes de formation des croyances dans lesquels ni la perception de la réalité ni l’évidence rationnelle ne jouent plus aucun rôle, et pour lesquels le seul critère est la conformité au dogme politique du jour.
Bien entendu, Orwell n’a pas inventé ces transformations : à chaque nouvelle édition du manuel d’histoire du PCUS, des dirigeants de longue date disparaissaient des photos et devenaient des traîtres stipendiés ; la corruption de la langue allemande par le nazisme a été magistralement décrite et analysée par Victor Klemperer dans LTI. La langue du 3ème Reich [5] ; et les militants communistes, qui pensaient être ennemis des nazis, ont dû croire un matin d’août 39 qu’ils étaient en réalité leurs amis, puis, un beau matin de juin 41, qu’ils en étaient les plus grands ennemis et l’avaient toujours été. Mais, dans le monde de 1984, la logique de ces transformations est poussée jusqu’à l’extrême le plus absurde, selon un principe de grossissement et de caricature qui est celui de la satire swiftienne : les numéros anciens du Times sont quotidiennement falsifiés et réécrits en conformité avec la ligne politique du jour ; l’ultime version du novlangue simplifiera et mécanisera l’anglais à un point tel qu’aucun texte classique ne pourra plus être compris ni même traduit ; en plein milieu de manifestations populaires de soutien à la guerre contre l’Eurasie, on déclare soudain que c’est contre l’Estasie qu’on est en guerre depuis des années alors que l’Eurasie a toujours été un allié fidèle, et tout le monde non seulement le croit sur le champ, mais croit qu’il l’a toujours cru et oublie qu’une minute avant il croyait autre chose, etc. Que cette satire ne fasse pas rire et soit plutôt faite pour donner des cauchemars ne l’empêche pas d’être, typiquement et fondamentalement, une satire.
Dans une lettre datée du 26 décembre 1948, Orwell explique qu’il a voulu dans son livre « montrer en les parodiant les implications intellectuelles du totalitarisme[6] ». Comme le souligne avec force James Conant, la caractéristique nouvelle et terrifiante des régimes totalitaires du xxe siècle ne consiste pas tant, pour Orwell, dans leurs instruments de terreur que dans les stratégies intellectuelles et psychologiques au moyen desquelles ils essaient de « parvenir à un contrôle total de la pensée, de l’action et de sentiments humains ». Tel qu’Orwell l’emploie,
le terme « totalitarisme » désigne des stratégies (à la fois pratiques et intellectuelles) […] qui sont appelées ainsi parce qu’elles ont pour but de parvenir à un contrôle total de la pensée, de l’action et de sentiments humains. L’usage orwellien de ce terme ne recouvre pas seulement des formes de régimes politiques, mais aussi des types de pratiques et d’institutions plus envahissantes et plus spécifiques (diverses pratiques journalistiques comptent au nombre de ses exemples favoris). Mais par-dessus tout, il applique ce terme aux idées des intellectuels – et pas seulement à celles qui ont cours dans […] les « pays totalitaires » [7].
Du point de vue d’Orwell, explique encore Conant,
les camps de concentration et les forces de la police secrète sont périphériques par rapport à l’ensemble des phénomènes culturels, sociaux et politiques qu’il se propose d’identifier comme totalitaires. Le noyau en est constitué par un sorte de « mensonge organisé » qui, si les conséquences logiques de ses tendances profondes étaient poussées jusqu’au bout, serait reconnu comme « l’exigence de ne plus croire dans l’existence même de la vérité objective[8] ». C’est cela qui, pour Orwell, fait véritablement du totalitarisme l’ennemi du libéralisme [9].
Il est essentiel ici de faire observer que ces processus intellectuels et mentaux existent aussi à l’extérieur des régimes totalitaires. Conant cite à ce sujet une autre lettre d’Orwell, datée du 16 juin 1949 :
Je crois […] que les idées totalitaires ont pris partout racine dans les esprits d’intellectuels, et j’ai essayé de pousser ces idées dans toutes leurs conséquences logiques. L’action est située en Grande-Bretagne pour souligner que les races anglophones ne valent pas mieux par naissance que n’importe quelle autre, et que le totalitarisme, si on ne le combat pas, pourrait triompher n’importe où[10].
C’est d’ailleurs en Angleterre, dans la presse de gauche où il écrit, et dans les milieux d’intellectuels de gauche et d’extrême gauche où il vit, qu’Orwell s’y est heurté pour la première fois. En 1937, en effet, de retour d’Espagne après avoir combattu le fascisme dans la milice du POUM et après avoir dû s’enfuir pour échapper d’extrême justesse à son arrestation par les communistes, il est abasourdi par la manière dont la presse de gauche anglaise rend compte des événements espagnols et par le degré auquel les intellectuels de gauche ne veulent rien savoir de la liquidation systématique des anarchistes et des militants du POUM par les staliniens. Voici comment, dans ses « Réflexions sur la guerre d’Espagne » écrites cinq ans plus tard, en 1942, à Londres et sous les bombes allemandes, il évoque sa prise de conscience de ce qui est pour lui le trait essentiel, totalement neuf et totalement terrifiant, du totalitarisme :
Tôt dans ma vie, je m’étais aperçu qu’un journal ne rapporte jamais correctement aucun événement, mais en Espagne, pour la première fois, j’ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n’avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation que suppose un mensonge ordinaire. J’ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n’avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d’hommes avaient été tués. […] J’ai vu les journaux de Londres débiter ces mensonges et des intellectuels zélés bâtir des constructions émotionnelles sur des événements qui n’avaient jamais eu lieu. J’ai vu, en fait, l’histoire s’écrire non pas en fonction de ce qui s’était passé, mais en fonction de ce qui aurait dû se passer selon les diverses “lignes de parti”. […] Ce genre de chose m’effraie, car il me donne souvent le sentiment que le concept même de vérité objective est en voie de disparaître du monde. […] Je suis prêt à croire que l’histoire est la plupart du temps inexacte et déformée, mais, ce qui est propre à notre époque, c’est l’abandon de l’idée que l’histoire pourrait être écrite de façon véridique. Dans le passé, les gens mentaient délibérément, coloraient inconsciemment ce qu’ils écrivaient, ou cherchaient la vérité à grand-peine, tout en sachant bien qu’ils commettraient inévitablement un certain nombre d’erreurs. Mais, dans tous les cas, ils croyaient que les “faits” existent, et qu’on peut plus ou moins les découvrir. Et, dans la pratique, il y avait toujours tout un ensemble de faits sur lesquels à peu près tout le monde pouvait s’accorder. Si vous regardez l’histoire de la dernière guerre [la Première Guerre mondiale], dans l’Encyclopedia Britannica par exemple, vous vous apercevrez qu’une bonne partie des données sont empruntées à des sources allemandes. Un historien allemand et un historien anglais seront en profond désaccord sur bien des points, et même sur des points fondamentaux, mais il y aura toujours cet ensemble de faits neutres, pourrait-on dire, à propos desquels aucun des deux ne contestera sérieusement ce que dit l’autre. C’est précisément cette base d’accord […] que détruit le totalitarisme. […] L’objectif qu’implique cette ligne de pensée est un monde de cauchemar où le Chef, ou une clique dirigeante, ne contrôle pas seulement l’avenir, mais aussi le passé. Si le Chef dit de tel ou tel événement “cela n’a jamais eu lieu” — eh bien, cela n’a jamais eu lieu. S’il dit que deux et deux font cinq – eh bien, deux et deux font cinq. Cette perspective me terrifie beaucoup plus que les bombes – et après ce que ce que nous avons vécu ces dernières années, ce ne sont pas là des propos en l’air[11].
Sept ans avant 1984, Orwell donne ici sa définition de l’univers totalitaire : un monde où, si on l’exige de vous, vous devez pouvoir croire que 2 et 2 font 5.
1984 constitue-t-il pour autant, comme on le prétend souvent, une anti-utopie