« Chez Lu Xun, le pessimisme radical de la pensée se conjugue avec l’optimisme de la volonté. Le désespoir est la seule certitude raisonnable ; l’absence d’espoir ne saurait toutefois justifier l’inaction. Il faut donc marcher. » — Simon Leys
Rue89, 1er juillet 2010
Lu Xun, le «géant» de la littérature chinoise d’avant la révolution, est au cœur de l’actualité de l’édition : des traductions de très grande qualité en France (par Sebastian Veg) et en Angleterre (par Julia Lovell) et même une BD d’après Ah-Q, sa nouvelle la plus célèbre (Editions Elytis).
De la tradition à la contestation
Lu Xun naît en 1881 à Shaoxing, une jolie ville au sud de Shanghai, célèbre pour son vin jaune. Une famille de lettrés, une maison familiale magnifique, une éducation traditionnelle que la condamnation du grand père et la maladie du père vont interrompre.
Il est conduit à choisir des écoles d’ingénieur, gratuites, mais où il apprend les langues étrangères. Boursier, il étudie la médecine au Japon et subit un mariage arrangé par sa mère avec une femme illettrée aux pieds bandés.
La passivité de ses compatriotes le décide à vouloir soigner les esprits plutôt que les corps et après cinq ans, il abandonne ses études médicales pour des activités littéraires et politiques à Tokyo.
Il rentre en Chine et à trente ans, il est professeur à Shaoxing puis à Pékin. En 1918, sa nouvelle «Le journal d’un fou», en langue parlée, est un succès immédiat et marque la naissance de la littérature chinoise moderne. Le mouvement de révolte du 4 Mai 1919 a une influence considérable sur Lu Xun.
Comme dit Sébastian Veg : «La pensée du 4 Mai repose sur une synthèse … entre une critique nationale de l’humiliation de la Chine par les Mandchous et de son dépeçage par les impérialistes et une critique politique du despotisme impérial et du système confucéen sur lequel il repose».
Les nouvelles que Lu Xun écrira au cours de cette période, seront publiées en 1923 dans le recueil Cris dont Sebastian Veg, normalien, agrégé et chercheur à Hong Kong, vient de donner une nouvelle traduction, accompagnée d’études critiques de grande qualité.
Cris : manifeste, nostalgie et désenchantement
C’est son recueil le plus célèbre, six des quatorze nouvelles étaient au programme des écoliers chinois. On a longtemps voulu voir dans Cris, un manifeste, une littérature de combat, une approche réaliste et cynique, une dénonciation du système confucéen.
On voulait oublier le désenchantement que Lu Xun exprime dans sa Préface : n’ayant plus d’illusions sur les pouvoirs de la littérature, l’auteur n’en souffre pas moins de solitude et se réfugie dans son village imaginaire qu’il évoque dans des textes magnifiques, «L’Opera» et «Terre natale».
«L’édifiante histoire d’ah-Q» est d’abord un pastiche des biographies hagiographiques des mandarins, mais il s’agit d’un homme de rien, sans véritable état civil. Un symbole du caractère national de l’époque : ah-Q transforme ses défaites en victoires morales, il est servile, fait preuve de duplicité et écrase plus faible que lui ! Les réactions populaires à son exécution, ne laissent pas présager des lendemains qui chantent !
Les nouvelles du recueil Errances
Plus tardives (1924 -1925), on retrouve certains thèmes et notamment le pays natal, la dénonciation de la médecine traditionnelle (qui causa la mort de son père) et la critique des confucéens.
Il soutient une libéralisation des mœurs notamment vis-à-vis des veuves et surtout de l’union libre (dans «Regrets») ; en effet, Lu Xun commence à vivre ouvertement avec son élève Xu Guanping à Shanghaï à partir de 1927 (leur correspondance à d’ailleurs été traduite en anglais).
Sa critique des intellectuels du Mouvement du 4 Mai 1919 souligne que rien n’a changé en profondeur et que la modernité est souvent une mode ou une stratégie sociale. De plus est-il légitime pour l’intellectuel de réveiller des esprits enserrés par la tradition et manipulés par l’autorité des anciens ?
D’autres recueils de nouvelles ont été publiés en Français : «Fleurs du matin cueillies le soir», traduit par François Jullien en 1976, «Contes anciens sur un mode nouveau», en 1978.
Ces textes, tout comme la «Brève Histoire du Roman Chinois» (1993) ou les poèmes en prose de «L’herbe sauvage» n’ont malheureusement pas été réédités tout comme ses essais politiques (Œuvres Choisies en 4 volumes ; 1981-1986)
La captation de l’héritage par Mao Zedong
En 1927, Lu Xun s’installe à Shanghai où il restera jusqu’à sa mort en 1936. Il édite des revues, publie nombre de traductions, fonde la Ligue chinoise des écrivains de gauche et, en 1933, participe à la création de la Ligue chinoise des droits de l’homme.
Ses essais politiques sont marqués par une opposition virulente au pouvoir nationaliste mais aussi souvent par une critique «gauchiste» des positions du Parti Communiste et de certains de ses responsables. Il est un partenaire exigeant même s’il n’a jamais été communiste.
Dès 1937, Mao Zedong s’empare de sa mémoire : «Il est un sage de première importance», puis en 1940 : «Lu Xun est le commandant en chef de la révolution culturelle chinoise, il est grand non seulement comme homme de lettres mais encore comme penseur et révolutionnaire…»
Lu Xun servira comme exemple à Mao Zedong dans le texte «Causeries sur la littérature et l’art à Yan’an» en mai 1942 où il explique que «la littérature et l’art sont subordonnés à la politique».
Dès lors, après la victoire communiste en 1949, on verra se multiplier les musées, les statues, les anniversaires et les références à Lu Xun dans toutes les villes et écoles chinoises. Pendant la Révolution Culturelle, il a même droit à son petit Livre Rouge «Citations de Lu Xun».
En 2007, ses textes sont progressivement retirés des programmes scolaires ; trop difficiles, trop datés mais peut-être aussi trop critiques et trop pessimistes. Les jeunes écrivains sont partagés : Zhu Wen le voyait comme un vieux crabe tout comme le prix littéraire qui porte son nom ; Li Yiyun considère par contre qu’elle lui doit beaucoup (Postface à la traduction de Julia Lovell chez Penguin en Angleterre).
Polémiques littéraires et politiques
En France, Lu Xun a été traduit assez tôt. Déjà en 1979, les Presses de l’Ecole Normale Supérieure publient un texte de François Jullien «Lu Xun, littérature et Révolution», lié à sa thèse et à ses traductions.
Il est assez cocasse de constater que la traduction du recueil «Fleurs du matin, cueillies le soir» est publiée dans une collection dirigée par Michelle Loi, la grande prêtresse du maoïsme en France, où figure seulement un autre auteur, on n’ose dire écrivain, Haoran, la star littéraire chinoise (unique) de la révolution Culturelle avec «Ma plume au service du prolétariat».
Lu Xun là encore a été récupéré ; s’en est suivi une virulente polémique en 1975 entre Michelle Loi et Pierre Ryckmans (alias Simon Leys) qui dénonçait cette manipulation. N’oublions pas que Simon Leys, quasiment seul, a eu le grand mérite de voir juste sur ce qu’était réellement la Révolution Culturelle.
Comme le dit Sébastian Veg : «le défi aujourd’hui est sans doute celui du nationalisme, Lu Xun… reste un auteur officiel en Chine populaire, si bien que le pouvoir… est tenté d’en faire le héraut du renouveau national chinois».