Un « Manuel » qui retrace l’histoire de l’activisme de cette nation amérindienne et résulte d’un exemplaire travail de médiation culturelle.
Par Marie-Hélène Fraïssé (collaboratrice du « Monde des livres ») Le 17 mars 2023
Sans l’appui des Mohawk, la plus combative des « six nations iroquoises », les Anglais n’auraient peut-être pas gagné la guerre qui conduisit au traité de Paris (1763), moment-clé dont découle la suprématie anglo-saxonne sur l’Amérique du Nord. Les Mohawk n’en ont pas moins connu, au Canada comme aux Etats-Unis, le même sort que l’ensemble des peuples amérindiens : traités trahis, déplacements forcés, abus de toutes sortes. Leur esprit de résistance a cependant perduré. Leur langue reste pratiquée au quotidien ainsi que dans les instances de la Confédération iroquoise (Rotinonhsion:ni en mohawk). Cette dernière œuvre parallèlement aux « conseils de bande » tribaux imposés par les pouvoirs fédéraux et applique la traditionnelle « Grande Loi qui lie » iroquoise (Kaianere’ko:wa), vieille de quatre siècles, privilégiant le consensus, fût-ce au prix d’interminables palabres. Les femmes, notamment les « Mères de clan », y détiennent un fort pouvoir décisionnaire. A bien des égards, cette loi intertribale reflète la « société contre l’Etat » décrite par Pierre Clastres (1934-1977). Philippe Blouin, jeune anthropologue québécois résidant à Montréal, non loin de la communauté de Kahnawà:ke (qui figure sur la plupart des cartes sous son appellation « coloniale » de Caughnawaga), a lié son existence à celle des Mohawk : « J’étais fasciné de rencontrer à vingt minutes de chez moi des gens qui avaient de telles histoires à raconter », confie-t-il au « Monde des livres ». Il s’est attelé pendant six ans à la coordination de La Mohawk Warrior Society. Manuel pour la souveraineté et la résistance, consacré à cette fraternité informelle apparue au début des années 1970 lors de l’émergence du Red Power et des luttes amérindiennes sur tout le continent. Ce passionnant ouvrage collectif retrace l’histoire de l’activisme mohawk à travers une série d’archives inédites en français et de témoignages de militants de diverses générations, au terme d’un long travail de concertation, selon le protocole iroquois.
Les solidarités intertribales sont toujours vives
Les Mohawk Warriors sont le fer de lance de la tradition mohawk. Ils observent au quotidien l’éthique du « guerrier » (courage, responsabilité, autodiscipline) et ne se manifestent publiquement qu’à l’occasion de certaines crises sociales ou politiques. Récemment, ils ont participé aux luttes menées contre divers projets d’oléoducs et de gazoducs affectant des territoires autochtones, et démontré que les solidarités intertribales sont toujours vives. Tekarontakeh (Paul Delaronde), membre de la Society dès ses débuts, toujours sur la brèche à 83 ans, s’emploie, dans le livre, à éliminer certains clichés appliqués de l’extérieur aux Warriors : « Beaucoup de gens se présentent comme des guerriers aujourd’hui, mais ils ne savent pas ce que ça signifie. (…) Etre un guerrier, c’est assumer la responsabilité de sa famille et de la Terre. Quand les gens disent : “Je suis prêt à mourir !”, ma réaction est de leur répondre que, dans ce cas, nous n’avons pas besoin d’eux… Nous avons besoin de gens qui veulent vivre et sont prêts à assumer leurs responsabilités ! » Kahentinetha Rotiskarewake, directrice du site Mohawk Nation News, elle aussi en première ligne depuis les fameuses luttes des Mohawk (occupation du pont-frontière d’Akwesasne en 1968, crise d’Oka en 1990…), a veillé activement à l’élaboration de l’ouvrage. Jointe, au Québec, par « Le Monde des livres », elle complète le portrait-type, prioritairement pacifique, des Warriors : « Leur nom en mohawk, Rotisken’rakéhte, veut dire “porteur de la Terre”. Ils protègent les femmes et les enfants. Ils entretiennent le feu et doivent trouver le moyen le plus sensé de le faire en s’inspirant de la nature. On les a décrits comme agressifs, brutaux, mais ils ne tuent personne. Ils visent à garder la paix, l’harmonie, l’énergie… »
Le père fondateur des Warriors
Ce n’est qu’en temps de crise qu’ils se manifestent « militairement ». « Parmi les jeunes, poursuit-elle, les Warriors ne sont pas précisément recensés. Ce sont seulement des hommes qui font leur devoir. Ils sont comme le Soleil qui chauffe la Terre. Chaque chose, chaque être compte, nourrit les autres êtres, participe de l’harmonie du vivant. Mais, comme nous sommes désormais en état de survie, il nous faut toutes et tous devenir “warriors” en rassemblant nos forces. » Kahentinetha Rotiskarewake a œuvré avec d’autant plus de cœur au sein de l’équipe éditoriale qu’elle fut une proche de Karoniaktajeh, alias Louis Hall (1918-1993), père fondateur des Warriors, orateur de talent et artiste au graphisme efficace. « Il fait partie de ceux qui nous ont rappelé, à nous, les plus jeunes, qui nous étions, ce qu’était notre vraie histoire, d’une manière qui nous était accessible. En un temps où l’école nous enseignait que les Mohawk étaient vicieux, brutaux, et où, quand nous nous levions pour contester, nous étions punis très durement. » Mener à bien ce Manuel impliquait un respect scrupuleux des consignes du collectif mohawk. Les traductions ont été l’objet de longs débats, la langue mohawk, de tradition orale, exprimant des nuances sémantiques à travers la gestuelle ou la tonalité. Un exemplaire travail de médiation culturelle, qui offre au lecteur, au prix de quelques efforts d’éloignement de ses propres représentations, un vrai voyage intérieur en terre indienne.
Critique : Le manuel de survie d’un peuple
Commentles Mohawk (30 000 personnes environ) ont-ils réussi à conserver leur langue, leurs coutumes, leur fierté, là où tant d’autres nations autochtones ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes ? Centré sur l’histoire de la Mohawk Warrior Society, qui réactive des valeurs ancestrales d’autodéfense, ce recueil de textes est un plaidoyer pour les stratégies de survie collective des Mohawk en tant que peuple souverain. Le cœur du livre est constitué des textes du père fondateur des Warriors, Louis Karoniak-tajeh Hall, qui préconisait moins la violence armée (tout en la reconnaissant incontournable en certaines occasions) qu’une discipline intérieure personnelle, étroitement liée aux traditions mohawk au don de soi, à l’engagement désintéressé au service des siens. Cette anthologie inclut un copieux dossier documentaire où se trouvent notamment une chronologie détaillée des événements, des premiers contacts aux luttes les plus actuelles des Mohawk, ainsi qu’un « glossaire conceptuel » permettant de comprendre comment ils définissent leur éthique de manière singulière et souvent métapho¬rique, en relation avec la nature. Non sans une forme d’humour glacial et déterminé. « Nous ne voulons pas de regrets », disent les Mohawk, imperturbables, face au train d’excuses formulées en haut lieu pour les abus commis à leur encontre. « Regret et repentance sont des mots qui n’existent pas dans notre langue. Chez nous quiconque a commis un acte répréhensible est simplement tenu de le réparer. »
Extrait
« Louis Karonaktajeh Hall : “Une guerre psychologique continuelle est menée contre les Autochtones d’Amérique depuis le début de l’occupation de leurs terres par les Européens, et elle est tout aussi meurtrière que celle des armes. C’est une guerre contre l’esprit du peuple, dont les pertes sont l’alcoolisme, la toxicomanie et le suicide (…). Les Européens ont tout fait pour inculquer un complexe d’infériorité aux Autochtones, détruisant leur personnalité. L’oppression est un acte de guerre contre le peuple. Légaliser l’extinction des Indiens d’Amérique comme peuple distinct par le biais de leur assimilation constitue un acte d’agression. (…) La Warrior Society est entraînée pour faire face à toutes les urgences, que ce soit une invasion ou un simple accouchement.” » – La Mohawk Warrior Society, pages 243-244
Marie-Hélène Fraïssé
« La Mohawk Warrior Society. Manuel pour la souveraineté et la résistance, comprenant des œuvres choisies de Louis Karoniaktajeh Hall » (The Mohawk Warrior Society. A Handbook on Sovereignty and Survival), édité et traduit de l’anglais (Canada) sous la direction de Philippe Blouin, L’Eclat, « Premier secours », 318 p., 29 € / Éditions de la rue Dorion, 464 p. 34,95 $.